Le zèbre en terre du Rwanda.
Migration intérieure, paysage intérieur.
Il y a quelques temps lors de longues journées j’ai commencé à ranger classer trier tout ce qui était rassemblé dans un grand nombre de classeurs : l’histoire de séjours innombrables au Rwanda durant seize années. Des photos, des agendas de mes séjours, des réunions, des prières, des cérémonies. Quelquefois je riais, je souriais, et parfois je pleurais en silence en arrachant une part de moi.
Après plusieurs semaines j’avais pratiquement « rangé » les classeurs papiers cahiers & livres.
L’histoire du Rwanda depuis la colonisation allemande et belge jusqu’au milieu des années cinquante ; l’histoire de 1956 à 1994, tueries persécutions pogroms ; le génocide des Tutsi. Après, les témoignages ; les auteurs ; les récits ; l’écoute ; les Cahiers de mémoire[i]. La tête me tournait. Le sol me vacillait. C’est fini ? C’est perdu ? Je ne « les » verrai plus ?
Cette panique m’avait saisie une première fois fin 2006 lors de la rupture des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France. Comme un ordre irrévocable, un interdit qui te prive de tout, qui te prive d’être là avec elles, les grandes mamans rescapées[ii], de poursuivre le projet de notre construction commune d’une maison ; tout s’écroulait. En août 2020 pour diverses raisons nous avons donné la maison à la fondation Imbuto et confié à la Commission nationale de lutte contre le génocide le soin de poursuivre l’Atelier de mémoire initié en 2014. En raison de l’absence imposée par la pandémie, on n’a pas pu se dire au revoir de vive voix, s’embrasser, pleurer ensemble, se serrer dans les bras. Nous sommes restées sans mots. Privées, séparées. Espérer se revoir, mais quand ?
Ce jour-là bousculant le dessus de la cheminée, le miroir a glissé tête-bêche entraînant la lampe, la photo de ma sœur et moi, – l’une a huit ans et l’autre six -, le zèbre (inturege) réalisé par les potiers twa du Rwanda, une girafe en bois du musée de Butare. Je ne sais plus où je suis, j’essaye de sauver les plus précieux de mes souvenirs : je retiens le zèbre avec ma cheville, tremblant de tout mon corps. J’ai tellement peur, mes mains ne m’obéissent plus. Il n’est pas cassé. Il est là sur ses pattes, toujours pareil, noir et blanc comme les tableaux Imigongo. Je le serre sur mon cœur. Les tremblements se poursuivent, je suis tétanisée et sauvée. Ma mémoire est sauve.
C’est alors que la voix de Thérèse se fait entendre en mémoire. Elle chante les berceuses et les contes d’autrefois. Reviennent les récits de l’enfance jusqu’à toujours. Au début des années 50, encore enfant, elle parcourt les sentiers de latérite avec ses amies d’école, une gerbe d’herbes ramassées dans les champs sur la tête, sautillant et riant. « C’était l’âge de l’adolescence. On se sentait heureuses. »
Je pense au film de Guillaume Ribot et Antoine Germa, féconde leçon d’histoire adossée au travail de Tal Bruttmann, Vie et destin du Livre noir, la destruction des Juifs d’URSS. Sauver l’histoire de la destruction, sauver le livre qui la restituait – le Livre noir –, sauver la mémoire de ceux qui l’ont écrite, de ceux qui l’ont déposée entre les mains de ceux qui la recueillaient, témoins auteurs archivistes historiens, le Comité antifasciste juif – Vassili Grossman, Ilya Ehrenbourg et Solomon Mikhoels.
Je me souviens de Suzanne. Encore enfant, elle garde les chèvres sur la colline et ne doit en perdre aucune des yeux, elle saute entre les rochers et les pierres. Elles sont toutes là.
L’objet porte la mémoire de mes amies là-bas si-loin, il contient en noir et blanc leurs Cahiers de mémoire. Leur mémoire, leur histoire. Tout reste.
Florence Prudhomme
[i] L’atelier de mémoire, créé par Rwanda Avenir, a rassemblé entre 2014 et 2018 trois groupes successifs de rescapé.e.s qui étaient des enfants ou de jeunes adultes lors du génocide des Tutsi. Devenu.e.s des adultes ou des personnes âgées, les « grandes mamans » comme on les appelle au Rwanda, ont écrit un récit individuel, composé comme un chœur de la mémoire. Leur objectif était le même : écrire et transmettre l’histoire du génocide. Chacune, chacun, est sorti.e de la spirale persécutrice du trauma et les participant.es ont trouvé la force et le courage d’écrire leur récit dans un groupe où chacun était le destinataire de l’autre, où chacun s’adressait à l’autre comme à l’ensemble du groupe. Le patient et douloureux travail de remémoration s’est étayé sur leur confiance et leur accompagnement réciproques. Voir Prudhomme, Florence, et Muller, Michelle (dir.), Cahiers de mémoire, Kigali, 2014, Paris, Classiques Garnier, 2017 et Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, Paris, Classiques Garnier, 2019.
[ii] Les grandes mamans ont été les principales actrices de la Maison de quartier créée en 2004. Elles ont participé à l’Atelier de mémoire et aux veillées commémoratives, mais aussi à la chorale ou à un jardin solidaire. Toutes ces activités, principalement artistiques et mémorielles, se déroulaient dans la « Maison de quartier » que nous avons construite avec elles.