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Le chariot de supermarché.

 

chariotSouvenir de chariot : enfant, je rêvais de voyages quand je tournais dans le supermarché avec mon père, coincée entre les boîtes de conserve. C’était un moment d’étrange proximité, à lui et au monde, ensemble et à part. Il essayait de ne rien oublier, posait des objets sur mes pieds, mes jambes, m’oubliant ; je voyais défiler des choses disparates, et parfois il cédait à l’envie de nous faire faire un virage. Rires. Puis on rangeait tout dans le coffre de la voiture, et je courais pour emboîter le chariot dans ses semblables, l’abandonnant jusqu’à la prochaine fois.

Les chariots de supermarché ne sont pas faits pour aller loin, pour quitter leur périmètre entre les rayons du supermarché et le parking. Ils sont indissociables de l’essor de la consommation de masse, de l’automobile, des centre commerciaux. Et pourtant le chariot de supermarché est un objet de l’exil, un objet qu’on trouve éloigné de son troupeau rectiligne, solitaire en centre-ville, le plus souvent dans les quartiers pauvres, et qui du coup fait cause commune avec d’autres exilés. Car l’exil crée de nouvelles proximités, étranges elles aussi, qui sont les imbrications et les improvisations qu’il faut combiner pour s’en sortir.

Souvenir de chariot plus récent : un homme court à toute vitesse le long d’un boulevard, poussant un chariot devant lui, poursuivi mais ne lâchant pas son gagne-pain, malgré l’angoisse que j’ai vue sur son visage après qu’il m’eut dépassée. Le soir près de chez moi, vers 21h, le chariot du vendeur d’arachides devient le point d’ancrage du carrefour où viennent discuter ensemble des filles d’Afrique, d’autres vendeurs, une vieille dame du quartier. Les liens sont ténus, mais ils existent.

C’est pareil pour nous qui avons adopté un vieux chariot pour faire des distributions de petits déjeuners dans la rue. Quand je le sors, et que je négocie le chemin avec ses caniveaux et ses ralentisseurs, je vois le quartier sous un autre angle, et le quartier me voit autrement aussi. On vient me parler, me proposer un coup de main, des vivres à distribuer. Pendant des mois, un matin par semaine, un monsieur dans une vieille voiture s’arrêtait à côté de notre caddie, garé le long du trottoir, et tendait quelques billets par sa fenêtre. On n’a jamais su d’où il venait. Ténus, les liens, mais ils existent. Avec les exilés aussi, pour qui l’arrivée du chariot et l’installation des tables signifient seulement la possibilité d’une boisson chaude, de quoi manger, et d’un peu de conversation si elle est souhaitée. La plupart du temps ça ne va pas beaucoup plus loin, c’est un acte minimal d’accueil, maintenu sur une crête entre l’horizon de devenir « gestionnaires » de l’exil à la place des pouvoir publics (pire : avec leur « indulgence ») et une volonté de s’opposer à la séquestration de l’espace public en y reconduisant des actions qui créent d’autres proximités, s’appuyant sur et renforçant des circuits improvisés à l’échelle du quartier. Le chariot contribue par sa mobilité et ses limites à rester sur cette crête. Et parfois, du coup, il devient au fil des jours le vecteur incommode d’une amitié bricolée et essentielle. Ténus, ces liens, mais infiniment importants.

Il faut de la force pour détourner un chariot de supermarché de son objectif. Il n’est pas fait pour des chemins de travers, pour des terrains accidentés. Il faut mettre son corps derrière, insister, essayer autrement, se faire aider très souvent. Et quand on arrive à l’installer comme on veut, avec sa charge de pots de pâte à tartiner, des briques de laits et de thermos d’eau chaude, c’est un sentiment de conquête. On gare son véhicule, celui-ci définit un périmètre, on peut commencer à faire.

Souvenir de chariot à New York : dans un quartier d’étudiants où je viens d’aménager, à la frontière de Harlem, un homme très élégant, en débardeur sur un vieux jean, coiffé d’un immense bonnet sur des cheveux de rasta, descend majestueusement l’avenue derrière un chariot décoré de canettes en guirlandes, apostrophant ses compatriotes. Quelques jours plus tard, ouvrant exceptionnellement la fenêtre de mon appartement situé au rez-de-chaussée sur rue que les services de logement pour étudiants étrangers s’arrangent pour attribuer à ceux qui ne peuvent pas anticiper, à partir d’une adresse qui fait rêver depuis des pays lointains, les problèmes de bruit, de cafards, et de toxs qui se piquent sur le pas de la porte, je tombe sur lui, qui fait la poubelle sous ma fenêtre. Il me regarde, puis son visage se fend d’un rire démesuré, terrifiant à vrai dire. Je ris de concert, tout en calculant le poids de cette fenêtre à guillotine que je viens de remonter et que je peux choisir de laisser tomber, comme je peux la maintenir ouverte. Le grand sage du chariot n’a que faire de mon hésitation. Il poursuit sa quête de bouteilles consignées.

Il y a quelque chose de l’ordre d’une performance à sortir un chariot de supermarché de son circuit habituel. Subterfuge, peut-être, à l’origine. Puis bricolage. Parfois ça prend des airs flamboyants. Souvent c’est plus discret, nécessairement. Peu importe : l’appropriation de cet objet mis à la disposition de tous mais selon des prescriptions contraignantes, est toujours une affaire d’invention. Une manière de s’emparer des ressources propres à la société d’accueil et d’en faire un outil de transformation là où on n’avait imaginé qu’une facilité de transportation.

On ne vous le donne pas (on imagine mal une campagne type « humanitaire » de distribution de chariots), mais on peut faire du chemin ensemble. On ne peut pas le jeter. Et si on l’abandonne, quelqu’un d’autre en fera usage.

Extension du corps dans l’espace, et simple container où se greffent des solutions de vie. Etrange vaisseau, le chariot.

Anna-Louise Milne