Mes bâtons de manioc.
Mes parents ont vécu plus des deux tiers de leur vie à distance de leur Cameroun natal. À chaque fois que je cherche à trouver un mot susceptible de résumer leur statut en France, les termes communément en usage comme « émigrés », « immigrés », « exilés », « travailleurs étrangers », « expatriés » me paraissent tous, pour des raisons diverses, inappropriés. Quel terme employer pour des gens nés en Afrique au début des années 1930, qui ont quitté leur pays comme boursiers pour aller étudier en France, qui ont fait couple, ont ensuite fait famille et ont au bout du compte passé la majeure partie de leur existence hors de l’espace qui les avait vus naître ? Je dirai d’eux, faute de mieux, qu’ils étaient « éloignés », comme peut s’éloigner puis disparaître au loin un paquebot, derrière la ligne d’horizon maritime. Pour ceux qui sont partis, la réalité de l’espace laissé derrière soi commence alors à se modifier. Flouté par la distance et le temps, le pays d’origine se recompose en un kaléidoscope de souvenirs mêlant les faits réels et les images réinventées, l’usage de la langue, les anecdotes et récits familiaux, la musique, les coutumes conservées, les habitudes alimentaires…
Née et scolarisée en France, j’ai reçu par transitivité cet ailleurs éloigné. Et alors que j’aurais pu le laisser s’effacer derrière la ligne d’horizon des frontières françaises, j’ai au contraire prolongé à ma manière cet héritage en entretenant, restaurant et chérissant bien souvent l’idée de ma terre d’origine, en l’élargissant même à un territoire africain plus vaste que le seul Cameroun, en faisant de « l’Afrique » tour à tour un objet d’étude, un espace de travail et de voyages. Une part d’intimité indicible se mêle à cette (ré)appropriation culturelle. Je n’en connais pas le dosage exact, mais il m’arrive de la sentir tout particulièrement affleurer lorsque j’ai le sentiment qu’on la bouscule. Je prendrai ici en exemple deux occasions lors desquelles je me suis sentie ainsi déstabilisée par l’usage fait d’une spécialité alimentaire appelée miondo ou bâton de manioc. Il peut sans doute paraître curieux de considérer comme objet un mets culinaire, certes élaboré, mais dédié à une finalité éphémère. C’est pourtant « l’objet déplacé » qui me préoccupe ici.
Mon père avait beau prétendre en détester l’odeur comme le goût, il savait bien – comme son épouse et comme nous, ses enfants qui en raffolions – que les miondo de notre table dominicale signifiaient à eux seuls le Cameroun : ils nous rapprochaient du mboa (la maison, le pays) comme le bâton de relais passe d’un coureur à l’autre depuis la ligne de départ, qui est aussi celle d’arrivée. Les miondo symbolisaient le lien au pays initial. Petite, j’ai eu l’occasion de voir les femmes en préparer dans la cour de la maison de ma grand-mère à Bonakwa Mouang[1]. La recette est longue et savante. Après trois ou quatre jours de trempage et de fermentation dans l’eau, les tubercules de manioc sont lavés et débarrassés de leurs fibres internes. On essore les morceaux ramollis, puis les écrase finement jusqu’à obtenir une pâte. Cette dernière est alors disposée en bâtonnets longs et plats[2] dans des feuilles de bananier que l’on replie et attache serrées deux à deux avec de la ficelle végétale. À nouveau regroupés par ngata’a miondo de dix ou quinze, les bâtons cuisent à la vapeur et prennent une consistance plus solide. On les mange en accompagnement d’une sauce-feuilles de ndolè par exemple.
Dans les années 1990, je suis littéralement tombée à la renverse en découvrant des ngata’a miondo sur les présentoirs d’un magasin Nature & Découvertes. Ils n’étaient pas mis en vente, mais disposés là en guise de décoration. À cette époque, cette chaine de magasins privilégiait une mise en espace sombre, rappelant une grotte pleine d’anfractuosités, dont l’éclairage était conçu pour amener les clients potentiels à aller littéralement de découvertes en découvertes. J’ai ainsi « découvert » des miondo-objets mis en valeur pour la beauté et l’étrangeté de leur forme. Ils étaient totalement sortis de leur contexte et en quelque sorte neutralisés dans leur usage gastronomique car asséchés et désodorisés. Cet usage m’a décontenancée, mais j’ai fini par apprécier l’originalité du regard étranger qui avait transformé ces bâtons de manioc en objets de valeur, puisque d’exposition.
J’ai oublié cet épisode jusqu’au jour où, dans les années 2000, j’ai une nouvelle fois vu des bâtons de manioc présentés et mis en valeur. Le contexte était diamétralement différent cette fois, puisqu’il s’agissait de l’un de ces modestes petits commerces que l’on trouve au terminus de certaines lignes de métro. Pour rentrer chez moi, je passais régulièrement par la station Villejuif-Aragon où se trouvait l’une de ces boutiques. Le commerçant, asiatique, pourvoyait ses clients en produits « exotiques » tels que des mangues, des bananes plantains, des avocats, des ignames et… des bâtons de manioc. J’ai écarquillé les yeux lorsque j’ai lu l’étiquette apposée sur ces derniers. Comme celle des autres produits, elle indiquait un prix, mais également une dénomination en français ainsi qu’en caractères supposément chinois. J’ai alors déchiffré, éberluée, « Mignonnes d’or », découvrant là une version franco-sinisée des miondo. Je précise qu’en langue douala, on prononce miondo avec un double o ouvert, exactement comme celui de « mignonne ». C’est ainsi que les miondo de mon enfance s’étaient mondialisés. Cette idée en soi ne me déplaît pas : lorsque je vois toutes les images, les noms, les connaissances que les gens associent par exemple au mot « Japon », je me dis qu’il n’est pas grave qu’au milieu du nô, de l’ikebana, de la culture kawaï, des mangas, des origamis, du Fuji Yama, de Tokyo et de Kyoto se glissent quelques préjugés. Mais je serais heureuse qu’au mot Cameroun soit également associée une kyrielle de représentations et de références aussi nombreuses et positives. En découvrant les Mignonnes d’or j’ai eu la désagréable impression d’une dépossession. Mais comment pouvais-je me sentir dépossédée d’un plat que je n’avais pas inventé, que je ne sais pas préparer et qui, au fond ne m’appartient pas ? Parce que les miondo « appartiennent » à un peuple qui m’importe : les labéliser Mignonnes d’or en fait un butin de la guerre commerciale que se livre aujourd’hui les Etats du monde. La Chine ici impose une supériorité. Pour moi, les miondo sont douala comme le canard laqué est chinois ou la pizza italienne, et la guerre aura été perdue si, au passage, personne ne sait plus qu’un peuple bantou d’Afrique équatorial a été l’inventeur du bâton de manioc. C’est cela qui, au fond, m’a serré le cœur. Car quel Etat (camerounais) va prendre la peine de défendre cette création culturelle afin qu’elle soit reconnue et trouve sa place parmi ce que l’Unesco appelle le patrimoine immatériel de l’humanité ?
Avec la mise en scène de Nature & découverte, on m’avait changé « mes » miondo. Avec les Mignonnes d’or on m’avait volé « mes » miondo et dépossédée d’une partie de mon si subjectif Cameroun. Manger des bâtons de manioc est l’une des façons pour moi, d’appartenir encore à ce pays. Manger des Mignonnes d’or consisterait à le regarder encore un peu plus s’éloigner.
Kidi Bebey
[1] Un quartier de la ville de Douala
[2] d’environ 1cm de large et 25