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Après Les valises, ma valise.

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Les valises ont transporté toute l’Egypte, longtemps en silence. Valises en mer traversée. Mal aux valises on va dire oui. Ou plutôt maux oui les maux qui font mal. Et puis un blanc un coup et puis rien. Et puis traversée mais dans l’autre sens et puis traversée et encore, et puis aujourd’hui j’entends les mots pour le dire, Ma valise parle, elle s’écrit. Un mot valise – écoutez …

Je me souviens. Nous sommes près de Dharamsala, le Petit Lhassa indien de l’Himachal Pradesh, à un kilomètre et demi environ de Mac Leod Ganj, au Tushita Meditation Center, il y a une dizaine d’années. Le lieu est un lieu de retraite pour étudier le bouddhisme tibétain.

Nous organisons, un ami et moi, un stage sur les émotions, notamment rires et émotions et donc pleurs et émotions.

J’ai choisi de travailler les émotions à partir du théâtre. Les stagiaires ne sont pas du théâtre et il ne s’agit pas de faire du théâtre.

Je donne les consignes de jeu.

« Vous avez un chemin, environ deux mètres. Vous êtes à l’entrée. Vous avez une valise. Et vous la tirez. Vous tirez la valise derrière vous. Le chemin c’est un temps donné, le temps de l’enfance. Donc ces deux mètres représentent la période de vie de la naissance à environ sept ans. Là, on va dire de quatre à huit ans.

Action. Sans un mot. Sans un mot vous donnez vie à : la valise, elle est comment? Grosse, petite, minuscule, ronde, carrée, lourde, intransportable, légère? Elle est en bois, en caoutchouc, en plume ? Vous la tirez, donc elle est derrière. Comment la tirez-vous ? Elle se met devant vous, vous chutez ? Elle reste derrière ?

Vous donnez vie au chemin, donc aux deux mètres. Donc au temps de l’enfance. Avec la valise. C’est trop lourd à tirer, sur le chemin vous enlevez des choses ? Quoi ? Vous décidez de ne rien enlever ? Ce n’est pas lourd ? Il n’y a pas de poids ? C’est vide ?

Et le chemin. Vous faites tout le chemin, les deux mètres, d’un coup, vous vous arrêtez avant, vous poursuivez, ou … ?

La valise, si vous enlevez des choses, elle est plus légère ou pas ? Vous rajoutez des choses ? En chemin ?

Sans un mot. Jouez. Action ».

Quand j’ai donné cet exercice aux élèves, je n’avais pas fait attention à quel point je connaissais les valises et leur poids. Le temps que j’ai donné alors, le temps de l’enfance, j’en ai fixé la tranche d’âge très précisément.

Le chemin. Ma valise. Après Les valises, ma valise.

Les valises c’est Ma sortie d’Egypte – le départ d’Alexandrie de la famille Cohen Jacques, le nom de mon père le 13 ou le 14 décembre 1956[1], texte de mémoire que j’ai écrit 54 ans après presque jour pour jour.

Le chemin : j’ai quatre ans dix mois et treize ou quatorze jours si je le fais à l’égyptienne, quatre ans dix mois et treize ou quatorze jours si je le fais à la française. Mon frère a plus de huit ans.

Il y avait aussi des consignes de jeu pour écrire ce texte.

Le sujet : nos départs, les Juifs d’Egypte. La situation : les causes et les conditions. Le lieu : Egypte. Le temps : entre 1948 et 1967. Avec une précision : être factuel. Et un zoom sur : dire si l’on se souvient du jour du départ. Et j’écris.

Je me souviens de : quand j’ai vu les deux valises en carton, énormes. Et ma mère mettait les photos, une nappe en coton d’Egypte, une paire de draps en lin, la kanaka[2], petite, pour le café turc, les papiers, les habits.

Moi, j’avais mon sac rouge en cuir d’Italie, une boîte carrée, un petit cube, d’un rouge italien magnifique, que j’ai gardé jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Soudain, il fallait tout liquider.

Je me souviens des gestes … Mes parents ont donné tout aux voisins, à la nounou, au cuisinier, au chauffeur : tapis persans, bijoux, argent, vêtements, meubles, habits, tout avant que ce ne soit pris.

Je me souviens de la tête des Egyptiens proches de nous quand ils avaient dans les mains les choses, une tête déchirée …

Les gestes étaient mécaniques …

Je me souviens que nous sommes partis de la maison avec les deux valises en carton, énormes. Je ne sais pas à qui mon père a donné les clefs de la maison, je me souviens des clefs et puis après, rien.

Le trajet entre la maison et l’embarcadère pour prendre le paquebot Le Lydia, je ne m’en souviens pas … Je me souviens de l’embarcadère. C’était le matin. Mes parents n’arrivaient pas à porter les deux grosses valises énormes. Mon frère me donnait la main. Moi je me serrais contre ma mère. Je me souviens que mon père ne disait rien et, en silence, il portait, faisait un pas, posait et ainsi de suite …

Et puis il y a eu le bateau. Les valises. L’entassement. Des gens. Des valises. Des sacs. Et en bas, des entassements. Des cris …

Et puis nous étions sur le pont. Et puis Fawzi avec sa galabeya[3], son turban, ses savates, son baluchon. De Maghagha à Alexandrie, il est venu Fawzi. Pour dire au revoir à Monsieur Cohen … Mon père lui a souri … Je me souviens que Fawzi a tendu d’en bas sa main à Monsieur Cohen en disant : « Monsieur Cohen, restez ». Et mon père d’en haut a tendu sa main. Dans ce geste mon père disait au revoir à son pays. L’histoire avait signé autrement. Ma mère pleurait. Mon frère et moi, nous assistions à : soudain, il faut tout quitter, tout laisser, ne pas poser de questions, c’est ton pays c’est plus le tien, tu as vécu avec des gens qui sont comme ta famille et là, déchirement, lui, ses sentiments sont intacts mais toi tu dois partir, deux valises que tu ne peux même pas porter».

Alors aujourd’hui, j’ai toujours un sac, des sacs que je porte, de moins en moins lourds le temps passant ça dépend des fois. Il y a deux choses que je ne porte plus mais qui me portent.  Et Beckett entre en scène. Il opère et ça produit le renversement du coup d’œil appréciateur.

Le sac rouge en cuir d’Italie, ma boîte carrée, mon petit cube, n’avait plus l’anse. Je l’ai jeté. En 2007. Entre la rue d’Orchampt et la rue des Trois Frères, sur la Butte Montmartre il a pris la clef et il chante. Il est dans le texte Ma sortie d’Egypte, si vivant.

Je me souviens du sac rouge en cuir d’Italie, ma boîte carrée, mon petit cube, avec l’anse. C’est à Paris. J’ai six ans et demi peut-être sept. Je suis avec ma mère dans le métro. La Motte Picquet Grenelle. Le métro en bois. Nous sommes assises sur des strapontins. Pratiquement en face il y a un monsieur très élégant. J’ouvre mon sac rouge en cuir d’Italie, je prends la boîte en fer, la boîte de cigarettes Craven A de ma mère, je sors ma cigarette en papier que j’ai soigneusement fabriquée, je vais pour la porter à la bouche et je m’adresse au monsieur très élégant : « Avez-vous du feu s’il vous plaît Monsieur ? » Le monsieur très élégant me regarde et me dit : « Mademoiselle, il est interdit de fumer dans le métro vous savez ». Je fixe ses yeux, je suis contrariée. Je fais le geste de remettre ma cigarette en papier dans la boîte en fer Craven A de ma mère. Ma mère ne dit rien. Il y a peut-être juste un petit pli aux coins de ses lèvres. La voix du monsieur très élégant m’arrête : « Mademoiselle, faites attention, si elle était allumée ? » Alors je ne sais plus quoi faire de cette cigarette en papier, je ne la range pas dans la boîte, je ne peux pas la jeter parterre, alors je la donne à ma mère, je ferme la boîte en fer, j’ouvre le sac rouge en cuir d’Italie, je range la boîte en fer dans le sac, je ferme le sac, je reprends la cigarette en papier que tient toujours ma mère et j’attends de descendre à la station. Je tiens mon sac. Je suis digne. Je me tiens droite. Nous descendons ma mère et moi. Je me retourne, je dis au monsieur très élégant : « Merci Monsieur je ne savais pas ».

J’ai eu cette impression : une chose importante venait de se passer. La vie. Ce monsieur très élégant, avec beaucoup d’humour, a regardé la petite fille que j’étais qui voulait faire comme sa mère et qui était elle-même, la petite fille que j’étais, la petite fille avec son sac rouge en cuir d’Italie. Lorsque je suis sortie du métro, je me souviens, je sautais à cloche pied, comme font les enfants, en tenant mon sac rouge en cuir d’Italie. J’avais le sourire aux lèvres. Je l’ai encore aujourd’hui : je vois le sac rouge en cuir d’Italie, la boîte en fer Craven A et ma cigarette en papier.

La kanaka pour le café turc, la petite, était toute bosselée. Je l’ai gardée encore dans le transport entre la rue d’Orchampt et la rue des Trois Frères et puis je l’ai jetée lorsque j’ai quitté la rue des Trois Frères pour la rue Doudeauville lorsque j’ai traversé les jardins du Sacré Cœur. C’était en 2012.

Elle est odorante la kanaka, la petite cafetière pour le café turc avec la cardamome verte et la fleur d’oranger. A l’égyptienne.

Elle est dans le livre, à la page 120, Une enfance juive en Méditerranée musulmane[4]dans le texte Jo et Rita que j’ai écrit.

Alors le mot valises, pluriel, est un mot voyageur. Et le voyage c’est traverser. Le fleuve de mon existence. El Nil. Exil. Traversée.

Alors Claudel entre en scène et je marche dans ses godasses, dans son enjambée en arrière.

Et hop ! En avant.

Le chemin. Après Les valises Ma valise. Je mets un mot dedans et c’est ce mot écrire qui est Ma valise qui me transporte qui me porte. Je ne porte pas le poids. Sauf le poids des mots. Je vois Les valises j’entends Ma valise : « Alors raconte ».

Rachel Cohen

[1] Rachel Cohen : Ma sortie d’Egypte – le départ d’Alexandrie de la famille Cohen Jacques, le nom de mon père le 13 ou le 14 décembre 1956, Texte écrit le 24 novembre 2010, suite à l’appel de l’ASPCJE – Association pour la Sauvegarde du Patrimoine Culturel des Juifs d’Egypte – pour la table ronde animée par Simone Douek, productrice à France Culture, sur : « Les causes et les conditions de nos départs successifs d’Egypte entre 1948 et 1967.

[2] Petite cafetière, en cuivre ou en fer blanc.

[3] Grande robe que portent les hommes sur les chemise-pantalon.

[4] Une enfance juive en Méditerranée musulmane, Editions Bleu autour, 2012. Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, écrivain et nouvelliste.

Le texte Les valises est paru dans la revue étoiles d’encre 55-56 éditions de femmes en Méditerranée Chèvre-feuille étoilée, 2013.

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