La faïence éclatée.
Mardi 14 août 2012. Alger, 38 degrés, fin du mois de Ramadan. Je me présente à l’entrée que je connais. Elle est fermée. Petite porte et grand portail sont tagués. Des policiers en bleu m’informent que l’entrée est située plus haut. Je les remercie et je monte la côte à pied. Je n’ai pris que mon appareil photo. Rabah, le chauffeur m’attend dans la voiture. J’arrive devant un grand double portail ouvert. A gauche, des policiers en bleu, près des drapeaux. C’était le cinquantenaire de l’indépendance le 5 juillet. En face de moi, une sorte de guérite à l’ombre de laquelle plusieurs hommes, assommés par la chaleur et le jeûne, discutent et rient ensemble. Je les salue. L’un d’entre eux, le gardien des lieux manifestement, s’avance vers moi et me demande ce que je veux. Je balbutie l’espace d’une seconde et je me lance, expliquant que je n’ai pas mis les pieds en Algérie depuis 20 ans, que j’ai étudié dans ce lycée et que je souhaite seulement me promener à nouveau dans les lieux. Il s’apprête à refuser, il me regarde, et accepte finalement à condition que je ne prenne aucune photo. Je lui laisse mon appareil photo en gage de bonne foi et le remercie chaleureusement. Il me demande si je pense retrouver mon chemin, je lui réponds que ma mémoire guidera mes pas et le remercie à nouveau. Je m’engage dans l’allée, je prends le petit escalier, et je monte vers le bâtiment mauresque, si justement appelé le Splendide, suspendu au-dessus de la photogénique Alger. La pierre est jaune, la peinture blanche a complètement disparu. Je longe l’aile du bâtiment pour arriver face à lui, dans la cour, mais peut-on appeler cela une cour ? C’est un jardin où les tronc des arbres sont encadrés de faïences bleu, jaune et vert, et où des bancs en pierre, sous la fraîcheur des arbres, subsistent encore, déplacés, abîmés, mais toujours accueillants. Les cigales chantent si fort qu’elles couvrent la rumeur de la ville. La faïence partout se brise et éclate sous la pression des racines des arbres. Je me dirige vers le grillage recouvert de végétation qui offre une vue saisissante d’Alger étagée, mer, port et ville. Je marche sur un champ de ruines, c’est la fin d’un monde. J’entre timidement dans le bâtiment, car les portes sont ouvertes. Le couloir donne sur le magnifique patio où l’un de mes dessins avait été exposé, je ne m’en souviens qu’à présent que j’écris. A droite, dans le couloir, une pièce ouverte, tout y a été détruit et ôté, sauf cette merveilleuse faïence, bleue, jaune et verte qui recouvre les murs sur une demi hauteur. Je me dirige vers le patio où des ouvriers discutent. Ils me regardent et j’explique qu’on m’a donné l’autorisation de me promener dans ce lieu où j’ai passé deux belles années de ma vie. Je ressors rapidement, je m’assois sur la margelle carrée d’un arbre dont la faïence a mieux résisté au temps, je me souviens…le premier jour de la rentrée, ma première amitié vraie, l’émerveillement devant la beauté des lieux, la peur et l’excitation. Je pleure sur ce champ de ruines. Un ouvrier passe devant moi et m’interpelle en me demandant si je suis en train de me souvenir. Ce faisant, il me montre du doigt l’endroit grillagé d’où l’on peut voir cette merveilleuse ville blanche et bleue. Je lui dis que j’y suis allée et reprends ma méditation. L’appel à la prière s’élève dans le ciel et les muezzins mêlent leur chant à celui des cigales. J’écoute, je respire… Mes sens sont en éveil et je me concentre pour ne pas oublier ce moment… Je le grave profondément dans ma mémoire et mon cœur se referme sur lui… Mes larmes cessent de couler. Je me lève. Il faut que je reparte avec quelque chose de ce lieu… Je cherche sur le sol, une pierre, un morceau de faïence peut-être, même minuscule. Je ramasse une pomme de pin que je touche de la même façon que j’ai touché la pierre et la terre au cimetière, moins d’une heure avant, sur la tombe de ma grand-mère. Je fais le tour de cet espace, les yeux rivés au sol, je remue la terre autour des arbres encerclés de faïence brisée, j’essaie de desceller les morceaux déjà cassés, je n’y parviens pas… J’aperçois soudain une tâche de couleur au milieu de la terre des arbres, un morceau de faïence, que je dissimule furtivement dans ma poche. Je continue ma quête et en trouve encore, tout petits, des morceaux de carreaux, comme des morceaux de mon passé…. J’éprouve un soulagement intense à collecter, avec toute l’attention et l’amour dont je suis capable, ces fragments de ma vie que j’enfouis discrètement dans mes vêtements… Je me ressemble à présent, cœur nu dans ce corps amaigri, si dépouillé que je peux voir jusqu’à mon ossature. Je suis reliée à moi-même, et j’accompagne avec douceur et bienveillance les renonciations et les pertes exigées par cette quête de moi-même qui s’apaise enfin… Je me rassois sous un arbre, sur cette faïence qui ne cesse de me parler, et je m’imprègne encore de l’esprit des lieux avant de lui faire mes adieux. Il n’est pas encore l’heure, je me lève et vais marcher sous le préau vide. Un homme arrive et m’interroge du regard. Les mêmes explications, le même intérêt étonné dans ses yeux. Il cherche à en savoir plus : quand suis-je partie ? Quel âge avais-je à l’époque ? Il compte, surpris par mon âge. Il me donne 17 ans de moins ! Je le remercie en riant. Il me demande d’enlever mes lunettes de soleil et ajoute une année ! L’échange est drôle et savoureux en arabe. Il me propose de m’asseoir sous un arbre et nous parlons un peu. Je lui demande ce qu’ils sont en train de faire, pourquoi ils détruisent tout. Il m’apprend qu’il est l’entrepreneur et qu’il « répare». Je me soucie du sort des faïences à demi arrachées et lui demande s’ils vont les réparer. Il me répond que les artisans ne savent plus faire ce type de carreaux anciens et qu’ils seront remplacés. Je ne comprends pas exactement par quoi. Il obtient de moi quelques réponses évasives sur ma vie, il s’assure que je ne suis pas perdue pour l’Algérie je crois : qui j’ai épousé, est-ce que je serais capable de vivre à nouveau ici après trente années passées en France. Il me souhaite un bon retour sur les lieux de mon enfance. Au revoir, bonne rupture du jeûne, chacun de nous retourne à ses occupations…
Je décide d’entrer à nouveau dans le bâtiment. Je traverse le couloir qui donne sur le lumineux patio et j’y retrouve l’entrepreneur avec ses ouvriers. Il me voit au moment où je regarde, sur ma gauche, la porte, close, de ce qui servait autrefois de bibliothèque. Je le lui dis. Il ajoute que c’en était encore une au moment où les travaux ont débuté et s’interrompt, soudain conscient que j’ai fréquenté ce bâtiment en particulier. Il me pose la question : « tu as étudié ici ? Dans ce bâtiment ? Alors tu peux monter et aller partout, va. » Le sourire qui éclaire mon visage lui sert de remerciement, je le bénis et prend l’escalier encombré par un échafaudage que je traverse avec bonheur. Je remonte l’escalier qui mène aux salles de classe ! Mes jambes n’ont jamais été si légères, mon corps tout entier crie sa joie. Mes yeux ne voient plus ni gravats, ni poussière… ils s’attardent, en haut des marches qui mènent au premier étage, sur des chats qui ont élu domicile sur le palier. Ils m’observent, intruse d’une heure, et je leur souris. Je fais le tour des salles ; la plupart d’entre elles possèdent des fenêtres voûtées et des volets, en bois ajouré d’étoiles et de motifs géométriques, qui filtrent la lumière généreuse de cette ville, ma ville… L’une d’entre elle, rectangulaire et grillagée, est ornée de deux lourds croissants suspendus ; c’est la réplique de l’une des fenêtres du bastion 23, ancien palais de la marine. Je parcours les salles, émerveillée de retrouver la vue familière offerte par ces fenêtres particulières : la ville qui descend jusqu’à la mer, et je me rappelle le bonheur d’être éveillée par cette riche lumière que je retrouvais en classe, généreusement répandue sur la ville et la mer éblouissantes…la joie perdue sous le ciel gris de Paris, entre les murs d’un collège de béton gris, retrouvée aux vacances, puis perdue à nouveau… On peut encore lire la date sur les tableaux, qui n’ont pas été effacés. Je remarque une chanson de Georges Brassens, disséquée sur le triptyque de plastique et de métal, L’Auvergnat…Un cours d’analyse grammaticale en arabe… J’ouvre les portes, je les referme, je redescends et j’explore le jardin. La descente qui mène à l’ancien portail sous les frondaisons immenses des arbres géants… Je remonte la côte, jusqu’aux bâtiments préfabriqués dont je ne sais plus s’ils existaient déjà au temps où je vivais ici. Le chant étourdissant des cigales tient tête au silence et renforce la solitude des lieux. Je redescends… la salle de musique, le réfectoire. Je fais demi-tour. Je ne peux pas encore partir, pas avant d’avoir fait mes adieux à ce lieu tant aimé. Je repasse devant le Splendide, me rassois un moment dans la cour arborée surplombant le bleu du ciel et de l’eau, je me concentre, et je dis au revoir. C’est un adieu en vérité…j’ai gravé dans la mémoire de mon cœur l’odeur des essences feuillues, le bruit des cigales, des muezzins et de la ville, les couleurs du bâtiment et des faïences, celles des arbres et de la terre, la lumière des ciels et l’ombre des feuillages… J’ai emporté avec moi des morceaux de céramique colorée, une pomme de pain, des fruits tombés des arbres… Je peux m’en aller et mon cœur se serre bien que résigné.
Je retourne sur mes pas, en direction du grand portail par lequel je suis entrée. Un homme se tient debout dans l’allée, qui m’observe. Il se demande qui je suis. Nouvelles explications. Il est heureux de me dire que c’est lui qui a fait rénover tous les terrains de sport et insiste pour m’y amener. Je le suis. J’avais oublié cette partie du lycée sur laquelle se dresse un autre bâtiment, l’Oasis. Il est en travaux, comme l’ensemble des lieux. Il m’interroge, comme l’entrepreneur avant lui… mon âge, le temps que j’ai passé en France… Soulevant un sac qui contient deux boîtes de pâtisseries, il m’apprend qu’il part à l’instant pour Biskra, fêter l’Aid chez lui. Il m’invite dans sa famille. Je le remercie, lui dis que je suis attendue, mais que je suis touchée de son geste. Il veut me laisser ses coordonnées. Nous n’avons rien pour écrire. Il me fait entrer dans le bâtiment et je le suis jusqu’au premier étage. Je l’attends dans le couloir pour ne pas entrer dans la pièce exiguë et surchauffée, dont je découvre qu’elle lui sert à la fois de dortoir et de bureau. Il note son nom et son numéro de téléphone sur un petit morceau de papier qu’il me tend. Je le vois ensuite mettre tous les gâteaux dans une seule boîte et remplir la seconde avec ceux qu’il veut m’offrir. Je tente de refuser, mais rien n’y fait. Je ne peux que l’arrêter après la huitième pâtisserie. C’est un homme du sud, me dit-il, et il ne peut pas me laisser repartir les mains vides. Je reprends mon appareil photo. Le gardien était en train d’appeler le service de sécurité, inquiet de ne pas me voir revenir. Deux heures ont passées, deux heures pour reprendre le fil du temps que j’avais perdu et en renouer les deux extrémités… deux heures de présence intense contre trente-deux ans d’absence…deux heures qui m’empêchaient de grandir…
Durant l’année qui a suivi ce retour, j’ai fait reproduire à l’identique, par un faïencier algérois, ces carreaux de faïence ancienne et les ai transportés pièce par pièce dans ma valise, au cours de plusieurs voyages, jusqu’à en avoir suffisamment pour carreler un petit banc de hammam que j’ai fait fabriquer par un plombier bien normand (je vis au Havre). Mais alors que l’adulte a fait le deuil de l’impossible retour en choisissant de vivre dans le nouveau lieu et d’y transporter des objets qui la maintiennent reliée à l’ancien, la fillette de 12 ans est à jamais une exilée qui aura toujours besoin de respirer les lieux de son enfance pour continuer à exister. C’est elle qui s’exprime dans la langue de ses douze ans, provoquant souvent un attendrissement qui lui ouvre des portes. C’est ce qui s’est passé quand on m’a laissé entrer dans ce bâtiment réquisitionné par l’Etat et interdit à la visite. Je l’ai expérimenté plusieurs fois au cours de ce séjour et j’ai écrit d’autres textes après être entrée dans d’autres lieux fermés. Je suis un peu étrangère là-bas, comme je le suis un peu ici, parce que mon regard est double.
L’exil a été pour moi, d’abord la perte d’un lieu, mais aussi la perte d’un rapport à l’autre. La difficulté d’être que j’ai ressentie en arrivant à Paris à l’âge de 13 ans, dans un pays que je connaissais déjà comme une destination de vacances, ne s’est pas posée du point de vue de la langue ou de la culture (puisque je suis issue d’un milieu francophone et que j’étais scolarisée dans ce lycée français), mais du point de vue de la relation à l’autre. Et aujourd’hui, Je suis un caméléon, capable de comprendre deux points de vue mais aussi capable de rejeter l’un pour l’autre ou l’un et l’autre si la personne en face de moi ne reconnaît que l’une des deux exilées. Car en effet, au bout de quelques années, le processus de l’exil s’inverse et lorsque le nouveau lieu se fait familier, l’ancien lieu se scinde en deux : celui de notre mémoire et celui du présent qui nous est devenu étranger. C’est pourquoi, je ne dissocie pas l’évocation de la mémoire de celle de l’exil. Et je ne sais pas si on cesse jamais cette quête, ni si on revient de l’exil autrement que par la mémoire et par l’écriture.
Amel Guellati