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Le bracelet de fil.

 

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– Tu m’entends Bala ?

Bala, tu gardes le silence. Tu es très jeune, seize ans peut-être. C’est aussi ton nom qui le dit. Tu es muré dans le silence depuis que tu es arrivé du Sri Lanka. Ton père et tes frères aînés ont été tués dans le conflit qui oppose le gouvernement sri lankais aux Tamouls séparatistes. Ta mère avait trop peur que les Tigres  viennent  te chercher pour  te faire prendre les armes toi aussi. Elle a donné ce qu’elle a pu rassembler pour te faire partir. C’est ainsi que tu es arrivé ici, chez celui que tu appelles ton frère, lointaine connaissance de ta famille.  C’était il y a huit mois. Depuis tu te tais. Sais-tu où tu es ? Es-tu jamais parti ? Tu ne dors pas, tu as des cauchemars, quelquefois tu te rappelles les bombardements dans le camp de déplacés. Dans tes yeux baissés il y a la détresse ; dans tes sursauts, la peur.  Tu pleures beaucoup.

–  Bala c’est quoi ce bracelet de coton à ton poignet ? Ces quelques fils tout délavés. C’est un porte-bonheur ?

– C’est mon bracelet de protection.

– Tu voulais te protéger ?

– Ce n’est pas moi, c’est ma mère.

– Elle te l’a donné ce bracelet ta mère ?

– Lorsque j’ai rejoint Jaffna après m’être échappé du camp de Chetikulam, ma mère est venue me voir une fois. Elle m’a dit : « je suis trop fatiguée maintenant, je ne peux plus bouger ; j’ai trop dû partir, cent fois, sur les routes avec tes frères et tes sœurs, pour fuir cette guerre. Dans le Vanni nous sommes allés de village en village, de cousins en cousins, pour nous réinstaller dans les petites maisons de briques à une pièce. Nous étions plusieurs  familles, à essayer de trouver de quoi manger dans les alentours et à mélanger les racines à l’eau du riz .Toi, tu étais mon plus joli garçon; dans toutes les campagnes, dans toutes les forêts, mêmes les plus dévastées, tu trouvais de quoi jouer.  Et tes rires ont continué de m’abreuver et de me faire croire dans notre dieu et dans notre  terre. Maintenant que je suis dans le camp Ramadam de  Chetikulam, je n’ai plus le courage. C’est mon dernier voyage. Toi tu vas continuer ton chemin, tu vas partir loin,  là où il n’y a pas la guerre. »

– Elle te disait au revoir…Tu pleures Bala ?

– Ce n’est pas moi qui pleure, c’est mon cœur.

– Ton cœur pleure car c’est ta mère qui te dit au revoir. Comment te dit-elle au revoir ?

– Elle est allée au temple de Kandaswami de Nallur à Jaffna, elle a prié Shiva, elle a dit « toi mon dieu adoré, protège mon fils dans son voyage ». Elle a rapporté le bracelet qu’elle avait fait bénir au temple et elle m’a dit : « Bala, garde-le toujours, avec cette protection, il ne t’arrivera rien ».

– Avec cette protection ?

– Oui, elle m’a dit au revoir en me mettant ce petit bracelet de fil rouge autour du poignet, comme nous faisons chez nous. Ce bracelet-là qui était tout vif, de couleurs fastes, orange, jaune et rouge, un rouge vif comme la couleur du sang, maintenant tu ne le vois plus.

– Il n’est pas rouge, il est brun ton bracelet !

– Je l’ai roulé dans la terre.

– Pourquoi tu l’as roulé dans la terre ?

– Pour qu’il se fonde avec la couleur de ma peau, je ne voulais pas qu’on le voie.

– Pourquoi ?

– Lorsque je suis arrivé ici,  mon frère m’a dit d’enlever tout ça, il m’a prévenu : «  ici , on va te poser des questions sur ces bracelets si tu les gardes » .

– Quelles questions ?

– Des questions sur le  passé. Il m’a dit qu’on allait me trouver bizarre.   

– Tu avais d’autres bracelets ?

– Oui, de mes frères aînés et de mon père… Ils ne sont plus là.

– Qu’est-ce que tu en as fait ?

– J’ai enlevé les bracelets, sauf celui-là, à trois fils.

– Pourquoi ?

– Ils ne sont plus là maintenant, je ne pouvais plus porter les bracelets. Sauf celui-là. 

– Pourquoi  celui-là ?

– Parce que ma mère m’avait demandé de le garder toujours. Elle m’avait dit il te protégera. Oh moi je ne crois pas à ces choses-là, mais elle me l’avait demandé. 

– Il t’a protégé.

– Je ne crois pas à ces choses-là.

– Pourtant regarde, tu as traversé les eaux noires, tu as réussi à être sauvé, tu es loin de la guerre.

– Je suis loin de ma famille.

– Bala, tu l’as dit toi–même, tu portes ta mère autour du poignet, elle est là avec toi.     

– Le bracelet me fait mal.

– Pourquoi tu dis qu’il te fait mal ?

– Car avec des fils,  ils ont attaché mes frères là-bas.

– Que veux-tu dire ?

– Dans le camp, les militaires prenaient le fil et attachaient les orteils jusqu’au sang, ensuite, tu ne pouvais plus le retirer, le fer était rentré dans l’os. Et tu vivais couché dans la fange à leurs pieds.

– Bala, tu parles du fer et du sang de la guerre. Ta mère te parle du nul, du coton du fil et de sa douceur.

– Je ne veux plus de fil.

– Tu ne veux plus rien qui te retienne ?

– Tu dis que je suis en lien avec ma mère mais je ne suis en lien  qu’avec la douleur. 

– La douleur déchire, elle ne lie pas, ni ne réunit. Le contraire de la douceur, à une lettre près… Tu vois, ce n’est pas le même fil.

– Je n’en peux plus, je veux oublier.

Tu peux oublier Bala, mais ta main, elle, n’oublie pas. Lorsque tu es né ta mère a passé  le kairu, la protection à ton poignet.  Elle a mis un bracelet de perles blanches et noires pour te protéger du mauvais œil.  Et le petit Bala qui irradiait sa mère de ses rires a ainsi toujours été protégé. C’est le même Bala qui aujourd’hui porte la protection du bracelet de fil.

Marie-Caroline Saglio Yatzimirsky

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