L’enveloppe.
Au premier regard, c’est une simple enveloppe de courrier postal avec l’inscription BY AIR écrite en anglais et en amharique sous l’image d’un avion qui s’envole. L’écriture en haut (première ligne) précise le nom de l’expéditeur, une femme éthiopienne ; la seconde ligne celui du destinataire (un diacre de l’Eglise copte-orthodoxe), un jeune homme parti de la capitale éthiopienne, Addis Abeba, en avril 2006 avec 40 autres migrants en direction de l’Italie. La troisième ligne contient une simple annotation: à remettre en main propre; en bas se trouve la signature de l’expéditeur (la sœur du diacre). L’enveloppe est visiblement dépourvue de timbres et doit être remise directement au destinataire, un migrant en route le long d’un parcours migratoire de près de deux mille kilomètres traversant les déserts soudanais et libyen parsemés de différents passeurs, trafiquants et acteurs de violences. On ne sait pas en quel lieu cette précieuse missive a été remise, mais le diacre l’a certainement reçue car l’enveloppe avec son contenu (quatre lettres de sa famille datées du 25 septembre 2007 et un texte religieux sur «l’intercession des saints ») a été trouvée deux ans après son arrivée, avec d’autres documents qui lui appartenaient, dans la décharge dite « cimetière des bateaux » à Lampedusa.
Ces « objets de l’exil » font partie d’un plus large groupe de documents en langue amharique collectés en 2009 à Lampedusa, la petite île sicilienne qui a vu le débarquement continu de migrants irréguliers sauvés en mer ou arrivés sur le sol italien (donc en Europe) depuis 2000. Le paquet éthiopien, soigneusement entouré de plusieurs couches de plastique pour le protéger des infiltrations d’eau pendant la traversée, contenait aussi des photos de famille et une dizaine de feuillets écrits à la main sous forme de journal de voyage, que le diacre avait rédigé sur les différentes vicissitudes de son groupe à travers le désert et la mer. Une grande photographie de dignitaires religieux éthiopiens avec l’inscription “Où que tu ailles, nous t’attendrons” les accompagnaient.

“Où que tu ailles, nous t’attendrons”
Ces objets ont été retrouvés par les volontaires d’une association locale Askavusa (‘à pieds nus’) qui a eu le mérite d’avoir collecté des ‘objets migrants’ depuis 2005, dans le but de conserver la mémoire de la migration sur l’île. A la suite du naufrage de 368 personnes provenant de la Corne d’Afrique le 3 octobre 2013 à proximité des côtes de Lampedusa, l’association a finalement choisi de garder ces objets sans identification, classement ou étude dans deux petites salles d’exposition (“Porto M“) et de les présenter comme autant d’objets de méditation dans l’exil.
Beaucoup de questions viennent à l’esprit. Comment se fait-il que la famille d’un migrant d’Afrique se trouve dans la nécessité de remettre à un parent on the road une lettre “en main propre“ alors qu’elle ignore vraisemblablement son adresse ou l’étape de son parcours ? Le voyage migratoire n’est ni établi ni prévisible à l’avance et pendant son déroulement le portable et internet sont les principaux moyens de communication. Pourquoi donc envoyer une lettre? Qu’est-ce qu’on peut confier à une lettre pour quelqu’un dont on sait qu’une première tentative de passage en mer a échoué et pour lequel on craint que, désespéré, il ne renonce à son projet de vie? Et quelle est l’importance d’un message d’encouragement familial confié à un tiers – probablement un ami de famille, un migrant lui-même qui va partir pour la même direction (mais il n’y a pas un seul trajet et les chances de retrouver un parent parti depuis un an sont très minces) – afin qu’il le retrouve, lui parle, et lui remette en mains propres une lettre qui l’aide à continuer à espérer malgré tout?
L’enveloppe et son contenu témoignent d’un système d’appui familial qui va bien au-delà de l’hawala, l’envoi d’argent à travers un intermédiaire de confiance largement pratiqué durant le périple migratoire. Ils nous rappellent l’importance du soutien spirituel et moral de la famille dans l’accompagnement des jeunes migrants, car l’enveloppe contenait aussi des lettres d’encouragement écrites par les sœurs du diacre et par ses coreligionnaires et un texte religieux – également manuscrit -, sur l’importance de “l’intercession des saints” (amalajnet) dans toute aventure humaine, selon la tradition de l’Eglise copte-orthodoxe éthiopienne.
Le texte amharique, qui s’appuie sur des citations de la Bible écrite en ge’ez, la langue liturgique de l’Eglise éthiopique, a un début imposant :
Les hommes vertueux qui ont atteint le rang des anges sont nommés saints. Le Seigneur lui-même a dit : Je suis saint, soyez saints vous aussi.
Dans le texte, le ‘saint’ est défini comme celui qui témoigne de sa foi sans hésitation dans le péril, pour cette raison ses prières sont appréciées au ciel. Le sens du texte qui suit est renforcé par les mots d’encouragement au parent en détresse – car le groupe de migrants coptes a été renvoyé à Kufra au fond du désert libyen ce qui les a forcé à une deuxième traversée accablante. Les vœux et les prières adressés au Seigneur par le diacre et son groupe vont s’accomplir, écrit clairement M., une des sœurs du diacre:
Nous avons appris les violences, les souffrances incroyables, les garçons décédés, les malades et aussi ceux qui sont rentrés ici à cause du désespoir. Je suis sûre que tu vas arriver à destination avec l’aide du Seigneur. (…) Je remercie le nom de Dieu car je t’ai vu dans les photos. Très bientôt, je suis sûre, j’aurais ton coup de téléphone de Palerme. J’en suis sûre à cent pour cent. Saint Michel ne m’a jamais déçue.
Entre ce vœux et le destin de ces objets retrouvés à Lampedusa, une double impasse, de l’exil et dans l’exil. Une partie des documents (l’enveloppe écrite à main, le texte sur l’intercession des saints, la grande photo des dignitaires religieux) a été restaurée à la Bibliothèque Centrale de Palerme avec d’autres objets, afin de les conserver comme patrimoine de la migration, tandis que le journal du jeune diacre et les lettres de sa famille sont restés dans les mains d’un collectif qui se défie de toute forme de muséalisation. Le projet commun qui visait à ouvrir un ‘musée-centre de documentation’(1) pour étudier les objets des migrants avec leur aide a échoué. Les objets migrants collectés à Lampedusa ont ainsi subi plusieurs investissements, détournements et contestations qui reflètent autant de déplacements de sens, d’affection et d’action : ils nous invitent à interroger ce qui reste, à réfléchir aux manières de prendre en charge et de prendre soin des objets déplacés, sources précieuses pour la mémoire des personnes en migration.
Quant au diacre, il a survécu au voyage et est resté quelque temps en Italie comme demandeur d’asile, avant de repartir pour un nouveau déplacement au nord de l’Europe. Contacté à propos de son journal dont il a reçu une copie, il n’a pas voulu s’engager plus avant pour un travail sur une mémoire si récente et troublée.
Alessandro Triulzi