Le coquillage.
‘Στην εξορία’ (en exil) : deux mots qui ont hanté mon existence depuis toujours. Avant même que je puisse en saisir le sens, je pressentais qu’ils avaient affaire à la longue absence du père et à l’atmosphère triste qui régnait chez nous. D’ailleurs, tout y renvoyait : les deux petits tableaux au mur et le coquillage gigantesque sur la table basse du salon et mieux encore les discussions des grands dont ces mots s’échappaient sans cesse.
Les deux tableaux peints à l’huile, d’après des photographies, attiraient le regard et la curiosité de tous ceux qui nous rendaient visite. Sur le premier des palmiers dispersés tout au long d’une plage de poudre blanche se reflétaient dans l’eau; l’autre représentait une tente au milieu d’une jungle d’arbres si hauts et au feuillage si épais qu’ils ne laissaient passer aucun rayon de lumière. Une tente, un abri, tel un cocon de chrysalide, où l’homme exilé se réfugiait, la tente que notre père citait dans ses lettres…
L’exil forcé et sans procès de Papastavros Papagathangelou1, s’expliquait par le fallacieux prétexte d’une incitation des Jeunes Chypriotes à la révolte en mars 1956, alors que le combat contre le régime britannique était à son apogée. Cet exil plongea la famille dans une douleur insoutenable.
On n’eut aucun signe de lui les jours qui suivirent son arrestation. Était-il toujours en vie? Et si oui, où avait-il été conduit? Au bout d’une dizaine de jours, un télégramme nous fit savoir qu’il était sain et sauf, emmené dans une île de l’archipel des Seychelles, à l’autre bout du monde. Pour combien de temps? On n’en savait rien.
Notre mère, jeune et fragile, dût se battre contre vents et marées afin de tout garder en équilibre : les cinq enfants dont la benjamine était âgée de deux ans et demi, avec les soucis et les malaises propres à cet âge; son père souffrant, atteint de cancer; ses beaux parents enfermés dans une grande mélancolie. Elle n’avait pas de temps pour pleurer. Elle se montra d’une force de caractère inouïe.
A cause de la longue distance, des moyens de transport très rares et de la censure, on recevait le courrier avec un grand retard, ce qui suscita l’indignation et l’amertume de l’exilé et de sa famille. Comme si cela ne suffisait pas, on dépliait des lettres amputées dans lesquelles il manquait des phrases, des vers, souvent des paragraphes entiers, coupés aux ciseaux, au moindre soupçon d’une référence à Chypre, à la libération ou à l’Enosis (l’Union) avec la Grèce. Il nous écrivait presque chaque jour, à chacun sa lettre, même à moi qui ne savais pas encore lire. On me lisait ses lettres, tantôt maman, tantôt mes soeurs ou frères.
Il adressait à maman de longues lettres d’amour et d’espoir. Malgré sa peine il donnait lui-même du courage à sa compagne, il était fier d’elle, le lui répétait tout le temps, sans manquer d’exprimer son inquiétude pour sa santé si frêle. Il essayait de l’apaiser, la rassurait que ce ne serait pas long, que le jour viendrait où la vérité finirait par triompher. Ils n’avaient commis aucun crime, ni lui ni ses trois co-exilés, parmi lesquels figurait l’Archevêque Makarios, à moins que ne soit un crime l’amour pour cette patrie qu’ils rêvaient libre. Ils auraient pu crier comme Victor Hugo un siècle plus tôt : « Ce n’est pas [nous], messieurs, qui [sommes proscrits], c’est la liberté ; ce n’est pas [nous qui sommes exilés, c’est l’île de Chypre] 2. »
Il ne se plaignait jamais des restrictions qui les humiliaient : le corps des surveillants, les barbelés dressés en double barrière autour de la résidence qui était en effet devenue un lieu d’exil dans l’exil; la défense d’adresser la parole aux journalistes ainsi qu’aux pères de l’église dont les visites avaient été interdites.
A mes soeurs et frères, papa écrivait des mots d’encouragement et des conseils. Il s’inquiétait de leurs progrès mais aussi et surtout de leur caractère. Il incitait les aînés à aider maman, ne pas la fatiguer avec des disputes, à être gentils, studieux et assidus et à prendre soin des plus petits. Quant à moi, il m’ adressait des lettres affectueuses, me disait combien je lui manquais et avouait son chagrin de ne pas me voir grandir.
Il se souvenait de son enfance dans le village natal, parlait avec émotion de ses parents qu’il chérissait ainsi que de son maître qui lui avait transmis l’amour de la liberté. Il n’oubliait jamais les jeux avec les camarades, au bord du petit fleuve à la fin des classes, ni ceux dans les champs et les vignes pendant la moisson ou les vendanges. Des images de la nature de son village émergent de ses vers et de sa musique.
En automne 1956, il m’écrivit : « Je vous vois rentrer du vignoble, les grands parents en avant, toi à dos d’âne, je sais combien tu aimes monter à dos d’âne, avec ton petit panier plein de raisins… Garde-m’en quelques uns. Je reviendrai vite, ne t’inquiète pas! Εt j’aurai un beau cadeau pour toi .»
Or, je l’attendais en vain. Nous ne revîmes papa qu’en été 1957 à Athènes. Selon les conditions posées par les Britanniques, les exilés chypriotes libérés pouvaient se rendre où ils voulaient sauf à Chypre. Pour cette raison, mon père n’a pu apaiser sa soif et embrasser la terre de son île natale qu’au bout de trois ans.
Il est arrivé avec un grand paquet pour moi : un coquillage énorme tel que l’on n’en avait jamais vu de pareil sur les plages de Chypre.
Installé sur la table basse au coin du salon, avec sa bouche rouge (de type ‘Bouche pourpre de sang’) il ressemblait à une bête à l’affût de sa victime. Chaque fois que j’entrais dans la pièce, je le faisais sur la pointe des pieds de peur de le réveiller. On essayait en vain de m’expliquer que le coquillage était vide. Non, l’animal de l’exil y veillait, j’en étais sûre, et il m’avait déjà privé de papa une fois. Voilà pourquoi il avait raté l’anniversaire de mes trois ans, celui de mes quatre ans aussi. Comment croire que l’exil n’allait plus le reprendre ? Et si cet animal nommé ‘mollusque’ était toujours vivant ? S’il allait surgir de son nid, nous agresser, exiger qu’on lui laisse de nouveau notre père ?
« Approche, prête l’oreille », disait-il. « Tu entends ? C’est la musique de l’océan ». J’essayais d’entendre la musique de l’océan, par contre je ne l’entendais que gronder et j’imaginais en même temps les vagues, hautes et immenses, toutes noires, prêtes à nous avaler, moi, maman, mes frères et sœurs.
Papa reprenait patient : « Ecoute! Je suis là, avec vous maintenant. N’aie plus peur! Je vais te raconter ». Et il me racontait de nouveau en lisant sa lettre : « Assis à l’intérieur d’ une tente je passe toute la journée à réfléchir, ayant comme seule compagnie votre sourire sur vos photos ; je vous parle, je prie pour vous, je vous écris, j’écris des vers et compose pour vous. Grâce à vous je tiens le coup. Je ne quitte mon refuge qu’à l’heure des repas3 »
Il écrivait de la musique et chantait pour nous. Un de ses chants To Karavaki (Petit navire à voile) dédié à ma sœur aînée pour ses seize ans exprime le désir ardent du retour ; le poète souhaite que le navire jette l’ancre à Mahé et qu’il le reconduise à Chypre « l’île embaumée de myrte et de laurier », où les rossignols chantent libres. Il en avait assez de la xénitia (l’étranger). Moi, toujours curieuse d’entendre plus, je posais sans cesse des questions :
- « Et le requin papa? Tu l’as vu le requin blanc, il t’a fait peur ? »
- « Mais oui, je l’ai vu, il était long de 2,5 mètres. »
- « Raconte-moi une fois encore. »
Il recommençait infatigable :
« Un jour et après de nombreuses protestations contre les restrictions, on nous propose un petit trajet en bateau à vapeur jusqu’à l’île d’en face. Soudain une bande de requins surgit de l’eau et se met à suivre le sillage du bateau. Nous avons eu très peur d’autant plus que selon les croyances indigènes les requins préfèrent la peau blanche. Heureusement nous sommes arrivés à destination sains et saufs. Comme c’était marée basse nous avons ramassé des coquillages sur la plage4.»
Il aimait raconter cette anecdote et riait, riait aux larmes en se rappelant qu’ils se taquinaient l’un l’autre, essayant de deviner lequel d’entre eux serait le préféré des requins. Il racontait des anecdotes avec le bonheur que l’on éprouve quand on se sent rassuré, entouré de sa famille bien-aimée, avec la conviction que tout, ou presque tout, avait pris fin.
Le coquillage de la terre d’exil accompagne toujours mes pas là où les chemins du destin me conduisent. Un coquillage, choisi parmi tant d’autres, qui eut de l’importance lorsqu’il devint celui de l’homme exilé, avant de gagner sa place dans les mains d’un enfant. Aux yeux innocents, il incarnait la douleur de la perte, de même que le temps figé de l’attente du père bien-aimé. Même s’il constitue avec ses lettres les objets les plus précieux de ma vie, il fut toujours impossible de réconcilier l’enfant, devenu adulte, avec l’idée de l’exil.
Barbara Papastavrou-Koroniotaki
- Voir aussi notre article, « De Chypre aux Seychelles : chronique d’un exil politique forcé », dans Migrations/Translations, sous la direction de Maroussia Ahmet, Corinne Alexandre-Garner, Nicholas Serruys, Julian Toma et Isabelle Keller-Privat, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2015, p. 147-155.
- HUGO Victor, Ce que c’est que l’exil, Présentation de Guy Rosa, Paris, Editions des Equateurs, 2008, p. 8.
- Papastavros, lettre du 4 mars 1957, Fonds Papastavros.
- Voir, PAPAGATHANGELOU Papastavros, Mon témoignage, Nicosie, Fondation Papastavros, 1995, p. 365-367.