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La médaille.

 

médaille (2)Je crois que l’exil nécessite un exercice de mémoire bien difficile quand on veut, subitement, l’écrire et le rendre compréhensible pour d’autres. Je dois écrire quelque chose que je n’ai pas connu et que je découvre trop tard, presque dans la culpabilité de ne pas l’avoir vécu moi-même. Je dois dire ce qu’ils ont voulu oublier, pour le comprendre. Et je me rends compte à quel point il est difficile de mettre des mots sur ce qui a été ressenti mais n’a jamais vraiment été dit. Et puis je dois le faire sans tomber dans l’émotion, parce que même si c’est elle qui guide mon geste, il est clair que ce que j’écris n’est pas triste, et que je ne le fais pas pour qu’on nous plaigne, ni eux ni moi.

 D’abord, il faudrait dire en quoi consiste cet exil dont je veux parler. C’est un exil à deux sens qui tient autant à l’idée de quitter que d’être quitté, d’abandonner et d’être abandonné. C’est l’histoire de trois enfants, mon grand-père et ses deux sœurs, enfants de l’Assistance publique. Mon attachement à cette histoire ayant été révélé par la disparition de mon grand-père, il me faut raconter leur histoire sans en avoir jamais parlé avec lui, sans savoir quels auraient été ses mots, ni simplement s’il en aurait eu. Le témoignage qui suit, je le tiens donc de sa grande sœur que j’appellerai, dans la suite de ce récit, la petite Louise.

Cet exil est donc l’histoire de trois enfants et d’une époque peu clémente. Une époque qui décide que la guerre ne sera pas leur seul lot de souffrances, et qu’il faudra en plus qu’ils subissent une amputation. Amputation affective. Le Morvan perpétuait sa tradition nourricière en un temps où sauver des enfants signifiait leur donner à manger. Contrairement à maintenant, ou l’État confie des enfants malchanceux à des familles d’accueil, les enfants étaient alors placés dans des « familles nourricières ». Les « enfants placés », en 1936, ont des parents déchus de leurs droits et restent tenus dans l’ignorance de leur origine.  Ils n’ont pas d’identité jusqu’à leur majorité, 21 ans à l’époque. Il n’est alors pas encore question d’accueil, ni d’adoption, encore moins d’affection. Et personne, ni l’État ni les institutions, ne se préoccupe vraiment de savoir comment ces enfants vont grandir dans une famille qui n’est pas la leur, avec des parents qui sont déjà ceux d’autres enfants.

Ces trois enfants suivent apparemment un destin (bien que je n’aime que peu l’idée qu’un destin puisse être tracé à l’avance) assez répandu. Issus d’un milieu parisien trop pauvre, ils sont donc « placés » dans le Morvan, comme des milliers d’autres en même temps qu’eux (i). Changement de lieu brutal, d’environnement, de famille même. On pourrait parler d’exil permanent, ils ont parlé d’amputation. Parce qu’une amputation est un mal et un manque définitif. La suite du schéma les pousserait tout naturellement à rester dans ce milieu rural, élèves moyens, bloqués dans leur évolution par un uniforme qui les stigmatise. Mais voici qu’ils se distinguent, élèves brillants là où on ne les attendait pas.

Et c’est là qu’intervient un objet, celui qui symbolise maintenant cet exil, le seul qui reste, celui qui rappelle tous les autres. La preuve qu’ils ont bien vécu ce qu’ils ont vécu, qu’ils y ont survécu, que ça les a construits et que ça nous construit encore aujourd’hui.

Une médaille de la vierge Marie, une médaille en or, toute simple. Une médaille de communion solennelle.

L’aînée des trois enfants, la petite Louise, croit sans hésitation à l’histoire sainte qu’on lui présente. C’est que, probablement, elle y trouve un contexte propice aux espérances qu’on lui a retirées ailleurs. Elle se voit attribuer un 6/6 toutes les semaines par Mlle Angèle, la demoiselle du catéchisme. Comme sa réussite scolaire, c’est ce qui la sort de l’anonymat et rend Mlle Angèle sensible à cette petite fille à qui personne ne risque d’offrir de médaille pour sa communion solennelle. Elle décide alors de faire fondre ses boucles d’oreilles en or pour en faire une médaille, pas gravée, pas datée, mais bien réelle. Pour la petite Louise, c’est un geste qui restera, lui, gravé dans sa mémoire. Petite fille, apparemment sans avenir, elle se rattache à toutes les connaissances qu’elle peut emmagasiner, espérant peut-être (à juste titre) qu’elles l’aideront à se sortir de là et à se construire autrement. Mlle Angèle lui semble être un puits de sciences dans son domaine, elle est douce, certainement passionnée par ce qu’elle enseigne, de quoi en être admirative. Peut-être même y avait-il un certain attachement. Ce n’est donc pas la mesure de la valeur du bijou qui la marque, elle ne s’en rend probablement pas compte. C’est la valeur du geste qui lui importe et dont elle se souviendra.

Et 75 ans plus tard, c’est le seul objet qui restera, qu’elle ne reniera pas, ne laissera pas derrière elle. Le seul objet pouvant lui rappeler son exil qu’elle garde sans amertume auprès d’elle.

Si elle n’a pas voulu revenir en Côte-d’Or à partir du jour où elle l’a quitté, si mon grand-père préférait le silence aux explications, s’ils ont tous voulu taire ce passé trop douloureux, pourquoi garder cet objet ? Parce que cet objet représente l’inespéré, parce qu’il lui a prouvé que quelqu’un l’aimait assez pour la faire sortir du lot, parce que grâce à elle, elle n’était plus un petit rien, devenant la petite fille portant la plus belle médaille de communion. Peut-être aussi parce que cette médaille a été une main tendue à un moment ou toutes les mains s’étaient retirées, peut-être parce que c’est ce qui lui a montré qu’elle n’était pas juste une pupille de l’Etat, et qu’on n’est pas son origine, qu’on est d’abord individu, et qu’il n’y a pas de destin écrit, qu’on est donc maître de ce qu’on vit.

Mais c’est aussi que cet objet n’est pas qu’un objet. Il est une porte ouverte vers le souvenir de tous les objets de cet exil permanent, de cet exil qu’on refait, tous ces objets qu’on a perdus, cassés, laissés, ou oubliés. Quand je parle d’exil que l’on refait c’est qu’il ne s’agit pas d’un fait unique, d’un seul exil, dans le cas de la petite Louise, de son frère et de sa sœur. Il y a bien sûr le premier moment de l’exil, celui où ils sont brutalement retirés à leurs parents et à tout ce qu’ils connaissent, mais de ce moment découlent d’autres exils. Chaque séparation, chaque changement de famille est ensuite un exil. Et puis il y a les exils qu’ils s’imposent eux-même : Louise refusant de retourner sur les lieux où elle a grandit, son frère refusant d’en parler. Mais cette médaille est le souvenir d’autres objets, donc, c’est celui du missel qu’elle avait. Donné, acheté par la famille ou l’institution, qu’importe ? Donné parce que c’était obligatoire, rien de plus. Mais il avait le mérite de la placer sur le même rang que les autres enfants qui en possédaient un aussi. Un vieux missel de guerre, dont les pages se détachaient, perdu ou oublié dans un grenier, mais qu’elle trouvait beau. C’est aussi le souvenir d’un mouton blanc en caoutchouc et celui d’un gros cahier de composition à la couverture marron. En bref, cette médaille est le souvenir de ces quatre objets qui étaient, à l’époque, tout ce qui lui appartenait.

Aussi, sûrement, les années passant, la petite fille devenue femme ne voit plus les choses comme avant. D’abord il y a eu le temps de l’oubli volontaire ou en tous cas de l’oubli tenté; ils souhaitaient oublier, faire sortir de leur passé des parents qui n’avaient pas voulu pas d’eux dans leur avenir. C’est presque un mimétisme, on veut reproduire l’abandon qu’on a subit même s’il est déjà trop tard, car comment rompre un lien parental qui n’existe déjà plus ? Mais c’est surtout une protection parce qu’y penser ne serait pas soutenable. Alors à ce moment là, on n’entretient pas les liens, on n’écrit pas son histoire, on ne retourne pas sur les lieux et on perd, on laisse derrière soi, les objets qui s’y rapportent. On voudrait considérer qu’on n’a pas d’histoire, qu’on n’a pas de passé et se concentrer uniquement sur le présent parce qu’on a peur qu’on nous l’enlève, lui aussi. Puis les années passent et je crois qu’on se rend compte que ne pas avoir d’histoire connue, c’est déjà en avoir une et qu’elle fait partie de nous. Alors à ce moment-là, les seuls objets miraculeusement conservés, en l’occurrence cette médaille, prennent soudainement une importance plus grande pour tous ceux qui en connaissent l’existence. Alors qu’on les voyait comme rappelant une absence d’histoire, ils sont en fait les seuls témoins restants d’une histoire bien réelle. Cet objet c’est la métaphore d’une réussite scolaire puis professionnelle que rien n’engageait. C’est la preuve que l’on peut forcer le destin. C’est l’image de la résilience.

Et ces trois enfants dont je vous parle sont la définition même de la résilience. Étaient-ils faits d’un matériau plus résistant aux chocs ? Je n’en suis pas sûre. Je crois qu’ils se sont faits résistants.

En fait, de l’exil on hérite des faits, des informations longtemps tues qui finissent par resurgir. On hérite d’une histoire. Mais ce dont on hérite c’est surtout de cette résilience dont l’idée même se trouve dans le fait de ressortir grandi d’un choc émotionnel.

Ce que j’en retiens, moi, c’est comme il a pu être beau de voir pousser un arbre ignorant ses racines, se stabilisant par ses branches, belles, nombreuses et bourgeonnantes encore, et comme je suis fière d’être l’une d’entre elles.

 Claire Challet

(i) Cette recherche est menée dans le cadre de l’Atelier de Recherche et de création (ARC) Représentations de l’étranger, arts documentaires dirigé par Philippe Bazin, à l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Dijon (ENSA). Le texte est issu d’une présentation donnée lors de la séance du 28.11.2017 sur les objets de l’exil, dans laquelle nous recevions Alexandra Galitzine-Loumpet.

(ii) C’est le cas par exemple de Jean Genet, écrivain, poète et auteur dramatique français.