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L’album d’Olga.

 

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Archives A. Korliakov 

Heurtée fortuitement, la porte du vieux placard s’est ouverte en laissant s’échapper une odeur ambrée et un herbier jaunâtre de visages, de lettres et de cartes postales. Parmi ces lieux et ces regards inconnus aux marques du passé, j’ai croisé le visage d’Olga. Seule ou entourée de ses proches, c’était elle ! Son regard vif ressortait à travers le temps et l’espace, et l’argentique noir et blanc n’y pouvait rien…

…Voici Olga, bébé, sur les genoux de sa mère, Catherine, une belle brune rayonnante. Elles sont toutes les deux endimanchées. Il s’agit, peut-être, d’une photo prise lors d’une fête ou d’une réunion de famille, peu avant leur départ de la Russie en 1920. Départ dont Olga ne se rappelle pas. Elle avait à peine un an, quand sa famille issue de la noblesse saint-pétersbourgeoise, fuyant la guerre civile, s’est refugiée en Mandchourie, à Harbin. Ce peu de choses de son enfance donc Olga se rappelle, était une cape en fausse fourrure blanche, qu’elle portait, à l’âge de deux ans, et le vieux singe Apa, doudou de sa sœur ainée, Natacha.

…Sur une autre photo Olga porte un costume traditionnel. Elle est coiffée  d’une couronne haute, entièrement décorée de perles blanches. Sa robe à bretelles brodée est simple, mais elle est accessoirisée d’un beau collier de perles de Chine, les mêmes que sur la couronne. C’est pour ses huit ans qu’Olga s’est habillée en tsarine russe. Elle se souvient d’une petite table d’anniversaire dressée dans la cour de la maison, où sa famille louait un appartement. Elle se rappelle aussi de ses copines, russes et chinoises, qui couraient autour d’un grenadier. Les Chinois surnommaient les Européens « les diables blancs au long nez », ce qui perturbait Olga, mais cela l’amusait aussi de se sentir différente.

…Une photo de groupe : c’est l’été, au milieu des sables, des jeunes filles bronzées en maillot de bain à l’Esther Williams lèvent leurs verres. La photo a été prise en Corée en 1937. Olga, âgée de 18 ans, est parmi les belles. Elle se souvient qu’à cette époque, la situation en Chine avait changé. Les autochtones, mais surtout les immigrés, ressentaient de plus en plus la menace japonaise. Il devenait de plus en plus difficile de trouver un travail. Parmi les émigrés russes, il y avait ceux qui ont préféré retourner en URSS et y ont péri, mais il y avait aussi ceux qui partaient ailleurs. Olga avait été invitée à passer l’été chez une famille russe en Corée, les Yanovsky, qui tenaient un camp de vacances et où Olga s’est fait embaucher pour quelques mois…

…Une statue de femme asiatique  au visage quasi angélique se dresse au milieu d’un petit cliché. Cette photo est celle qu’Olga préfère le plus. Tout juste après avoir obtenu son bac, elle était contrainte de quitter Harbin, étouffé politiquement par les Japonais, pour Pékin où elle s’est fait engager comme gouvernante dans une famille anglaise, les Hennessy. Pour ses jolies joues rondes et ses yeux bleus-gris, on l’a surnommée « baby », et cela ne lui déplaisait pas. Comme un enfant, Olga commençait à apprendre le monde et, comme une vraie adulte, à gagner sa vie. Avec 40 dollars chinois, elle pouvait enfin aider sa mère et économiser pour ses études !

Or, au premier jour de septembre 1939, le capitaine Hennessy, le père de la famille où travaillait Olga, est revenu inquiet : une guerre contre l’Allemagne a été proclamée en Europe. Le capitaine a reçu l’ordre de quitter Pékin pour Hongkong, il était donc obligé de congédier Olga. « L’eau peut transporter un bateau, et elle peut aussi le faire chavirer », ce vieux dicton couronnant la carte postale qui représentait le bateau de marbre du Palais d’Été à Pékin, et qu’Olga admirait tant, s’est avéré  prophétique…

Revenue à Harbin, à la fin de novembre 1941, Olga a reçu une lettre de son parrain, monsieur Massenet, qui habitait à Hanoï, à l’Indochine française, et l’invitait à venir vivre et travailler chez lui, sachant que sa petite famille continuait à vivre dans la misère. Chez Massenet, Olga supervisait les domestiques – le cuisinier, la gouvernante et les deux boys. Il semblait que la guerre avait oublié Hanoï, où le temps s’écoulait lentement. Olga se rappelle que souvent, accompagnée de Simone, une amie française, elle allait au Club sportif ou pour faire les magasins. C’est avec elle qu’Olga a acheté son premier vélo. Bleu ! Un rêve d’enfant réalisé vingt plus tard, mémorisé dans un cliché argentique. La couleur de la bicyclette ressortait finement avec ses yeux et sa robe bleue aux petits pois…

… La mariée en tailleur blanc et le marié en uniforme aussi blanc sont au milieu d’une pièce décorée de fleurs… Il s’agit d’Olga et de Pierre, un jeune officier brun et bien bâti, au visage déterminé, qu’Olga a rencontré à Hanoï. Fils d’un avocat français à Oran, Pierre est très tôt devenu orphelin. Amical et sociable, il éprouvait beaucoup d’empathie à l’encontre d’Olga et de son vécu. Le français d’Olga l’amusait, et tous les deux, ils riaient beaucoup. Un soir, à la grande surprise de tous, Pierre est venu chez monsieur Massenet demander la main d’Olga. Elle n’osait pas répondre, et son parrain, ému, suivant la tradition, a béni leur couple avec une petite icône orthodoxe. Le mariage a eu lieu en juin 1943. Ensuite, Olga et Pierre se sont installés à Hue, une petite ville charmante, dans la province d’Annam, en Indochine, où se trouvait la garnison de Pierre. On leur a attribué une maison de service, et ils ont même eu trois domestiques. Mais Olga n’en garde les images que dans sa mémoire…

« Amuse-toi, achète ce que tu souhaites, et ne t’inquiète pas – tout ici se passera bien », étaient les derniers mots de Pierre avant que le train n’ait démarré. Rongée par un étrange pressentiment, Olga, fixait sa silhouette sur le quai, silhouette qui se rétrécissait lentement et puis est disparue de la vue. Le train amenait la jeune femme à Saigon, où elle comptait acheter des affaires pour l’enfant qu’elle attendait. Au printemps 1945, on pouvait encore trouver à Saigon des habits et du tissu, et Janine, l’épouse de Jacques, le meilleur ami de Pierre, pouvait confectionner quelques jolies choses pour le bébé. Pourtant, le cœur d’Olga n’y était pas, et ces quelques jours passés dans la maison de Janine et Jacques lui ont paru une éternité. Elle songeait constamment à Pierre. Une nuit, elle rêva qu’il était près d’un pont à travers une rivière agitée. Pierre s’élançait vers Olga qui l’attendait sur l’autre rive, mais, tout d’un coup, le pont s’effondrait.  Pierre est resté de l’autre côté. Inaccessible. Olga a crié et s’est réveillée en sursaut. Dans la rue, tout près, quelqu’un hurlait. Au loin, on attendait des coups de feu. Janine était toute pâle : les Japonais avaient attaqué Saigon. À l’aube, ils ont reçu les premières nouvelles : les militaires français ont été tués ou emprisonnés. Olga ne pouvait donc repartir. Au bout de trois semaines, elle a appris que Pierre avait été tué en défendant le Palais de l’empereur à Hue, la nuit du 9 mars….

Leur fille Véronique est née cinq mois plus tard, au premier jour de septembre. Grâce au secours catholique, Olga a emménagé avec la petite dans une ancienne maison de domestiques, « boyerie », près du centre ville, dans un quartier abandonné lors de la guerre. « Ma maman chérie, je ne sais pas quand tu recevras cette lettre. Je ne sais même pas si tu la recevras, mais j’ai tant envie de te raconter tout, et dès le début : je suis venue… ». Un cri de désespoir jamais posté… Olga avait deux tasses, deux casseroles. Et personne à part sa fille… Et puis, un beau dimanche de janvier 1946, chez une famille russe, Olga a été présentée à un homme très courtois, qui s’efforçait de parler russe et souriait modestement à chaque fois qu’il prononçait mal. Comme Pierre, il était un officier de la marine française. « Enchanté. Maurice. Maurice Laylle… » Ils se sont mariés à l’église catholique de Saigon deux mois plus tard. La cérémonie, abrégée, s’est déroulée dans la sacristie, puisqu’Olga était orthodoxe. Or, cela n’avait aucune importance – elle était à nouveau heureuse. « Ma maman chérie, merci pour tout ce que tu nous as envoyé. Véronique joue avec ton ballon, et moi, j’ai déjà porté ta belle robe ! Maurice et moi, nous te sommes très reconnaissants pour les livres et le dictionnaire. De cette magnifique laine que seule tu sais te procurer, j’ai commencé à lui tricoter un pull… »                                              

En juin 1946, la petite famille d’Olga a quitté Saigon. Maurice avait trouvé des places sur un ancien bateau italien engagé pour rapatrier les Français en Europe…Voici une photo d’Olga à Marseille. Elle longe, avec Véronique, une rue commerçante. Sa longue robe blanche et ses cheveux détachés, emportés par le vent, lui donnent l’air d’un oiseau ou d’une déesse des explorateurs d’antan. C’était la première photo d’Olga prise en France, pays dont sa connaissance a commencé dans le Sud. « Mes chéries, avez-vous reçu notre carte postale ?.. J’ai l’impression que je n’ai pas encore vu la France. Nous avons pris un car pour aller rendre visite aux proches de Maurice. J’ai été présentée à son père. C’est un homme adorable. J’espère qu’il pense de même de moi. La semaine prochaine, nous partons pour Paris… »

…Voici la seule photo en couleur. Elle est prise dans les années 1970 sur le balcon de l’appartement parisien d’Olga. L’appartement où j’ai toujours été reçue avec tant de convivialité. Sur cette photo, Olga pose contre la Tour Effel. Elle porte une robe rouge drôlement large. Cette « robe russe », comme elle l’appelle, avait été achetée à Moscou. Elle était si mal cousue, mais Olga était fière de l’avoir car elle venait du  pays, qui, dans une autre vie, aurait pu être le sien. Elle venait de « l’ombre » de son pays… Comme autrefois les Japonais, Olga détestait le rideau de fer, censé cacher un mauvais jeu dans un mauvais théâtre : tous ces excès de pouvoir soviétique, inhumains et absurdes, qui faisaient fuir tant de gens vers l’Ouest…

J’ai connu Olga lors d’un événement caritatif qu’elle avait organisé dans son quartier. Olga aurait pu être ma grand-mère, mais elle est devenue ma meilleure amie. Aujourd’hui, je regarde ses trésors  – ses photos, ses cartes postales et ses lettres, et mes mains ressentent une chaleur douce. Le regard d’Olga, bleu et profond, enflamme les clichés morts en m’entrainant, moi, une spectatrice hasardeuse, dans sa vie, captivée et rangée, l’autre jour, dans le placard, à Paris. Je l’écoute. Olga a une voie chantante, avec tous les accents du monde. Je regarde son visage – Olga n’a plus d’âge. Je touche tendrement son poignet– et j’ai les mains qui sentent l’ambre…

à A. K

Kateryna LOBODENKO

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