Le dictionnaire.
Des livres et un dictionnaire dans un pupitre d’une école à Hazmieh, bourgade de la capitale de Beyrouth, qui connurent un sort similaire à celui du pays dans lequel ils séjournaient.
J’en étais à ma quatrième école, mon quatrième changement d’établissement. Censé être le dernier, mes parents avaient enfin trouvé l’encadrement et l’enseignement satisfaisants. Le soulagement, pour eux comme pour moi, la solitaire que je devenais à chaque nouvelle rentrée, perdue, à l’affût de la nouvelle camarade à trouver.
L’achat annuel de nouveaux manuels signaient mon ascension vers les classes supérieures. Un livre, un seul, gros, épais, volumineux, restait fidèle à lui-même malgré les rides des années et des changements de classe. Compagnon indispensable, il prenait place parmi eux, dans un cartable effroyablement alourdi avant de se loger dans nos pupitres, nous soulageant de leur poids à nous faire plier en deux. Il faisait de moi, du haut de ma petite taille, quelqu’un d’important. Mes lunettes plus grosses que mon visage me conféraient cette image d’une petite fille décalée.
Je me souviens, c’est un mois de décembre, l’année de ma septième. J’étais très fière à l’idée de participer à la représentation à l’occasion de noël, d’être regardée, applaudie.
Je me souviens de ma déception, la fête est annulée. Des bruits inquiétants et affolés traversent le ciel et bouillonnent dans le pays. « Des grabuges » ; je ne me souviens plus vraiment à quelle période j’ai commencé entendre et apprivoiser ce mot.
Je me souviens de l’année de ma sixième ; nous ne sommes pas loin de l’été. Je me souviens que du jour au lendemain, je n’allais plus à l’école, abandonnant livres et cahiers dans mon pupitre, cris et jeux dans la cour de récréation.
Je me souviens avoir longtemps pensé pouvoir récupérer mes affaires ; je ne supportais pas l’idée d’y laisser mon dictionnaire, ce livre plus gros que les autres qui ne cessait de m’impressionner.
Je me souviens ne plus avoir revu mon école, ma classe, ma cour de récréation. Je ne jouerai plus jamais aux osselets, je referai du patin à roulettes, je ne verrai plus jamais mes camarades de classe ; je ne me rappelle plus jamais de leur visage et de leur nom.
Je me souviens de mon incompréhension, de mon incrédulité.
Je me souviens de l’été d’une année scolaire avortée. Plus aucun élève ne peut retourner dans son école d’origine, dans un pays où celle-ci est choisie par les familles. Les routes sont dangereuses, et plus aucun autocar, affilié à une école précise, n’assure le convoi de ses élèves. Des écoles de fortune ont proposé alors leurs services et le rattrapage de la fin du programme.
Je me souviens avoir ainsi connu Nada ; elle deviendra mon amie pendant plusieurs années.
Pour ma rentrée en cinquième, je m’en souviens, nous nous retrouverons, Nada et moi, dans la même classe, assise côte à côte, dans cette école quittée 2 ans auparavant. Une école où j’avais passé trois années scolaires, une école où la cérémonie de ma première communion reste gravée dans ma mémoire. Une école où, ma mère le racontait, j’attrapais de mauvaises manières comme d’autres attrapent des poux.
Je me souviens de ma première expérience de ces bestioles.
Je me souviens surtout du crâne rasé pour les éradiquer ! Je me souviens que ce fut la cause de mon retrait de l’école pour quelques temps, comme de celui de mes sœurs. Je me souviens de notre joie de rester à la maison, la tête engouffrée dans un bonnet.
Comme guerre oblige, je me retrouve à nouveau assise sur les bancs de cette même école, au fin fond d’une classe où je ne comprends strictement rien au charabia des profs. Un cancre se profile …
Je me souviens m’être sentie dans un autre monde. Une ambiance différente, insolite, inhabituelle.
Je me souviens que du jour au lendemain mon père n’est plus là ; il est parti travailler dans un pays appelé « Algérie ». Ça me parait loin, très loin, ailleurs, inaccessible. Je me souviens de l’absence de mes frères descendus rejoindre les autres comme eux, jeunes gens à l’esprit guerrier et aux idées fougueuses.
Je me souviens de l’irrégularité des cours. Je me souviens des périodes passées à la maison. Livres et dictionnaire ne nous étaient d’aucune utilité.
Je me souviens du pays bloqué par les hurlements extérieurs, suspendu aux postes des radios.
Je me souviens des sifflements des déflagrations et de nos courses dans les couloirs, dans les escaliers pour nous abriter des avalanches des obus. Je me souviens de nos bousculades pour arriver le plus vite possible. Je me souviens de nos corps recourbés, non plus sous le poids de nos cartables, de nos têtes cachées par nos mains pour éviter les débris des fenêtres qui explosaient. Ces corps reniflaient le danger et bondissaient avant même d’avoir compris ce qu’ils fuyaient, et ce qui les rendaient si promptes et si agiles.
Je me souviens très bien de ce matin d’avril. Je me souviens de ces enfants délurés, ravis de pouvoir, une fois de plus, profiter de cette énième journée de fermeture des écoles, insouciants de la énième nuit vécue sous la pluie des bombes.
Je me souviens de ma mère qui remonte les bras chargés de courses, de la sentence qui tombe : « on s’en va ». Pour tout bagage, deux valises pour 5 personnes : des vêtements jetés pêle-mêle. Rien d’autre.
La situation incertaine et imprévisible du pays perdure, et je ne reverrai plus mon école de Hazmieh. Je peux faire mes adieux au collège où j’étais, aux livres cachés dans le pupitre. Pendant combien de temps ? Que deviendront-ils ? Abandonnés là, ont-ils été jetés, brûlés ?
Ce livre particulier appelé familièrement « dico » a pris une odeur et une place particulières. Il est ce compagnon qui s’installe sur chacun de mes bureaux de travail, celui qui me fait découvrir et apprivoiser la richesse des mots que je me plait à faire danser dans des textes qui racontent une destinée qui a connu son virage lors de ce départ précipité sur un bateau de marchandise.
Nada Abillama-Masson