La boîte en cerisier de « Whittling Jim ».
Cette boîte est l’œuvre de l’arrière-grand-père de mon ami américain Alan Ingram Cope, dont je complète, année après année depuis 20 ans, la biographie aux éditions « L’Association »(1). Alan est l’exilé dont j’ai été le plus proche. J’entends par exilé, en l’occurrence, quelqu’un qui a quitté son pays d’origine à 23 ans pour ne plus jamais y revenir, alors qu’il aurait pu le faire, s’il l’avait voulu.
Cet arrière-grand-père portait le surnom de « Whittling Jim ». To whittle signifie tailler un bout de bois avec un canif. Son nom de famille était Ingram, qui est devenu le « middle name » du père d’Alan et d’Alan lui-même.
Whittling Jim était fermier en Pennsylvanie au milieu du XIXème siècle. Voici ce qu’Alan en dit dans le volume intitulé « L’enfance d’Alan » :
« Cet homme était extrêmement travailleur. Il avait construit sa ferme lui-même, en pierre, et vivait avec sa famille en complète autarcie. Il élevait des chevaux, des vaches, des porcs, cultivait des céréales, des arbres fruitiers, il faisait ses propres fumaisons de jambon. Sa femme filait et tissait. Nous possédions, dans le temps, une nappe qu’elle avait filée et tissée. Cette nappe recouvrait une jolie table de salon, ronde, taillée au canif par Whittling Jim dans le bois d’un de ses nombreux cerisiers. Quand il abattait un cerisier, il le débitait en planches et faisait des meubles, toujours à la main, ou des petis objets. J’ai encore une boîte à correspondance en cerisier que m’a léguée ma grand-mère, qui contenait un porte-plume avec une torsade en or 24 carats, une boule d’or au bout et une plume en or. Je vous montrerai la boîte, mais pas le porte-plume, que j’ai offert un jour, dans des circonstances que je vous dirai. »
Alan fait ici mention de sa grand-mère, seule fille de Whittling Jim parmi quatre frères, tous morts assez jeunes. Elle se prénommait Ione, et non Iona, car son père n’aurait voulu que des garçons. Bien que masculin, le prénom Ione a une sonorité douce qui, selon Alan, allait bien à cette femme. C’est elle qui lui a fait don de cette boîte quand il était adolescent.
Alan a vécu l’essentiel de sa vie en Europe, où la boîte ne l’a rejoint que tard dans sa vie, envoyée dans une grande malle, avec d’autres objets, par son demi-frère, de 18 ans son cadet.
Un jour de 1996 ou 97, dans son bureau, Alan m’a montré cette boîte après l’avoir évoquée dans nos conversations. Je ne l’ai plus revue ensuite. A la mort d’Alan, en août 1999, j’ai cru qu’elle avait peut-être été jetée. J’y pensais de temps en temps avec une certaine nostalgie.
Huit ans sont passés. Un jour, le petit-fils d’Alan, Benoît, m’a rendu visite. Il n’avait pas voulu lire ma biographie de son grand-père avant, par crainte d’être remué, mais il avait fini par se laisser convaincre de le faire par sa sœur Sophie. Nous ne nous étions jamais rencontrés. J’ai été très heureux de constater qu’il était facile et naturel d’éprouver de l’amitié pour lui. D’autres années sont passées, jamais une seule, il me semble, sans que nous nous revoyions au moins une fois. Quand « L’enfance d’Alan » a été publiée, en 2012, il a lu l’histoire de la boîte, et fait le lien avec une boîte qu’il possédait, sachant uniquement qu’elle provenait de son grand-père.
Sur un quai de gare, à St-Raphaël, un jour d’octobre 2012 alors que je m’apprêtais à monter dans le train pour regagner Paris après avoir verni une exposition, il me l’a offerte. « Elle sera bien chez toi ».
Emmanuel Guibert
(1) La Guerre d’Alan Tome 1, 2000 ; Tome 2, 2002 ;Tome 3, 2008; L’enfance d’Alan, 2012 – le tout à L’Association