Pagnes.

Pagnes. S. Berbaum
Sept années d’enfance en Côte d’Ivoire ; les premières années.
Les margouillats, les grosses tortues à « museau pointu » du bassin de l’hôtel de ville d’Abidjan, les perruches, les éléphants et les crocodiles du zoo. La nuit, mes inquiétudes prennent la forme de rêves de lions féroces.
Avocats, mangues, corossols, papayes, ananas, atiéké, foutou, patates douces …
Durant mes deux premières années, une jeune femme ivoirienne qui aide ma Mère à la maison m’a emmenée en promenade, portée sur son dos. Petite tête blanche sur des épaules noires, au milieu des tissus, les pagnes aux couleurs vives. Plus tard quand je me suis occupée de ma poupée, j’ai passé beaucoup de temps à essayer d’attacher ma poupée sur mon dos. Préparer la position des bras et des jambes de la poupée, me pencher en avant, mettre la poupée sur mon dos, passer le pagne au-dessus de la poupée dans mon dos. Mission impossible. La poupée glisse, le pagne n’arrive jamais à entourer la poupée. Quand même, il va bien falloir aller la promener cette poupée ! ça finit par marcher, d’abord avec l’aide de ma sœur aînée ou de ma Mère. Un jour j’y arrive toute seule. Je suis prête à être une bonne mère ivoirienne !
Plus tard, à l’école, je participe aux danses des spectacles de fin d’année dans lesquelles on fait tourner des petits mouchoirs, comme ce que dansent les femmes dans les villages. C’est aussi avec des pagnes que nous sommes habillés. Un petit boubou deux pièces pour les filles : corsage en haut et bande de tissu plate qui descend jusqu’aux chevilles. Chemisette et pantalon pour les garçons.
L’heure du retour en France pour mes parents a fini par sonner et donc retour aussi pour les enfants. Ou plutôt « arrivée » en France pour les enfants.
Installation en Alsace, suivie de nombreux déménagements. Changement d’école chaque année, ou presque. Immense nostalgie.
A la maison, de façon douce, les pagnes rapportés d’Abidjan assurent une continuité. Ils sont un peu partout dans la maison : tapis de table, dessus de lit, petits rideaux de placards, housses de coussins. Toujours leurs motifs extraordinairement dynamiques et vivants, leurs couleurs formidablement lumineuses. Ils sont là aussi dans nos jeux de déguisements. Dès que je saurai coudre, je m’en ferai des robes.
Tissu. Tissage.
Tisser prend ici un sens essentiel.
Abidjan, de 0 à 7 ans, ce sont des odeurs, des saveurs, des couleurs, des mouvements, des sons, de la chaleur, des lumières, des rythmes, des timbres de voix, des regards, des formes. Longtemps après je me rendrais compte que ce sont aussi des façons de penser, mais seulement longtemps après, quand j’aurais moi-même acquis des codes de pensée qui me séparent radicalement de ce premier monde sensoriel de l’enfance et que je pourrai voir que le monde blanc n’est pas le monde noir. Mais en quoi, comment l’un n’est-il pas l’autre ?
Les pagnes ne font pas que décorer. Ils ne sont pas là juste pour « faire joli ». Dans leurs couleurs et leurs motifs, dans la douceur du coton, dans leur légèreté, mon corps trouve de nouveau un accord avec une pensée, une cohérence entre un dedans et un dehors. Surtout le tissu-vêtement, cette peau sur la peau. Quand le pagne devient vêtement c’est que l’été est là, que la chaleur est retrouvée, que le corps peut renouer avec une mémoire de détente et de liberté, au moins pour un temps. Au fil des années, je trouverais peu à peu d’autres tissus pour une autre peau, pour une autre discussion avec le dehors, pour le témoignage d’un dedans métamorphosé.
Mon « exil » est grandement dans cette rupture entre la première sensorialité, qui est aussi sensorialité première, et l’éducation culturelle et intellectuelle que j’ai reçue en France. Longtemps j’ai ignoré que la sensorialité africaine dans laquelle j’ai baigné au début de mon existence avait aussi inscrit en moi des façons de voir le monde, de le penser, de le chercher, d’avoir envie de discuter avec lui. Autour du corps, dans cet « en-plus » du corps, il y avait déjà un univers de représentation. Une pensée n’existe pas sans un corps. C’est peut-être justement quand il y a une rupture que l’on peut en prendre conscience. Est-ce à dire que l’on penserait différemment assis en tailleur par terre et assis sur une chaise ? J’ai l’impression que longtemps ma vie n’a été consacrée qu’à cette prise de conscience, qu’à cette quête pour recoudre, pour tisser, pour jeter des passerelles entre l’instance de la sensorialité et celle du penser. Penser la sensorialité ; trouver les racines de la pensée. Les pagnes ont été là pour m’y aider, pour me rassurer, comme des témoins, grands raconteurs de voyage. La rupture n’était pas totale. Aller et venir entre deux mondes restait toujours possible. Dans son exubérance, le pagne invite à une jubilation qui conjure la peur et la nostalgie.
Vivre non plus un collage d’identités culturelles ou nationales, celles des cartes d’identité, mais une conscience de l’Etre. Dans cette conscience le non-lieux de l’exil disparaît ; ne plus être cette personne qui tente de trouver une appartenance dans un entre-deux, dans une non-appartenance, ne plus être un puzzle. Vivre dans un espace de plénitude qui pose l’Etre comme une évidence, au-delà de la multiplicité des temps et des espaces des cultures.
Sylvie BERBAUM