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Paname me manque — envoyé de mon Samsung.

 

paname (4)— Depuis Oran, sur mon Samsung, je montre à Laurent un enregistrement sur Youtube : Mister You rape en direct sur Skyrock, depuis sa cellule de prison, grâce à son téléphone portable.

Quand tu es en prison, le téléphone, c’est la seule chose qui te relie au monde extérieur. Mais c’est interdit. Y a deux choses essentielles pour tenir en prison : le shit et le portable. On les fait entrer le plus souvent par le parloir. Il faut les caler entre les fesses. Quand tu sors du parloir, tu passes par la salle de fouille. Les gardiens te font enlever tes vêtements un par un pour vérifier qu’il n’y a rien dedans. Quand tu es à poil, ils te demandent de montrer qu’il n’y a rien sous tes pieds et sous tes bras. Mais ils n’ont pas le droit de te demander de t’accroupir, ni d’écarter les fesses. Alors quand tu as quelque chose à faire passer tu le caches entre tes fesses — une barrette de shit, un portable, une clé USB avec des films. Tu peux le faire seulement avec les plus petits téléphones. Sauf si tu as de grosses fesses ! On ne peut pas faire rentrer les chargeurs, c’est trop gros. Alors, dans la cellule on bricole un chargeur USB avec la TV ou une radio.

Mon premier portable, c’est mon frère qui me l’avait fait passer par le parloir. Une autre fois, j’avais eu une permission pour sortir, et j’ai fait rentrer un petit Samsung à mon retour. C’était le seul modèle qui ne faisait pas sonner le détecteur de métaux quand tu rentres de perm. Y avait une rumeur en prison que ce modèle avait été fabriqué spécialement pour les taulards.

Mon premier smartphone, c’est un codétenu qui me l’a laissé quand il a été libéré. Un mec avec qui je m’entendais bien. Quand ils sortent de prison, en général les gars ne prennent que leurs fringues ; ils laissent toutes leurs affaires pour les potes qui restent. C’était pas tout à fait un smartphone, mais tu pouvais avoir internet : il suffisait d’appeler un proche pour qu’il te prenne un abonnement ou qu’il t’achète une recharge.

Si tu te fais pécho par les matons avec ton portable, ça coûte cher. Tu fais 30 ou 45 jours de mitard, à l’isolement, et ils rallongent ta peine de prison. Parfois les gardiens tapent à la porte de ta cellule quand tu dors le matin : « Djibril, fouille de cellule ! » Tu te réveilles en sursaut, c’est la panique, il faut cacher le portable et tout ce que tu n’as pas le droit d’avoir.

Je suis sorti de prison en février 2012. En trois jours, j’ai fait les démarches pour m’inscrire à Pôle-emploi, à la sécurité sociale et surtout pour régulariser ma situation à la sous-préfecture. Car ma carte de séjour était périmée depuis 2008. En prison j’avais demandé une permission pour me rendre à la convocation de la sous-préfecture, mais elle m’avait été refusée. Depuis l’âge de 18 ans, j’avais toujours eu un titre de séjour en règle, que j’étais obligé de renouveler tous les ans. Régulariser ma situation à la sous-préfecture, c’était la priorité des priorités.

Je voulais travailler, gagner ma vie comme cuisinier, c’est mon métier. Cuisiner, c’est ce que j’aime faire. Je voulais vivre normalement, me marier, avoir des enfants. Avoir une vie normale, quoi. Depuis l’âge de 19 ans, j’avais passé la moitié de mon temps en prison. J’ai eu cinq condamnations à des peines de 3 à 6 mois. Et la dernière, quatre ans et demi. A presque trente ans, il était temps de tourner la page : les conneries c’était derrière moi.

J’ai trouvé quatre tafs, mais ils ne pouvaient pas m’embaucher parce que j’avais pas de titre de séjour. Sans titre de séjour, c’est une autre sorte de mise à l’écart qui commence : tu sors de prison, tu ne peux pas travailler, tu n’as pas de fric, tu n’as plus de fringues, tu ne peux pas avoir de logement. Tu as presque trente ans, tu es obligé de retourner chez tes parents, qui gagnent difficilement leur vie. Tu ne peux pas rester à leur charge. Tu as envie de vivre.

— Depuis Oran, sur mon smartphone passe le clip de PNL : « La petite voix ». Quand tu sors de prison, ça se passe exactement comme sur le clip. Et puis : « J’entends cette toute petite voix me dire, khey khey khey, faut du biff dans tes ches-po. Prends des risques, faut des euros ».

La mairie de Tremblay, pour m’aider à me réinsérer, m’a confié l’accueil et le bar de l’équipement jeunesse de la ville. Je servais du café, du thé, des boissons, je faisais des snacks, des crêpes. Le directeur ne pouvait pas me payer, mais il me laissait prendre chaque jour le bénéfice de la journée : environ 20-30 €. Ça me plaisait bien de faire ça, je m’éclatais, mais ça ne pouvait pas durer : je ne gagnais quasiment rien. J’y suis resté quelques mois.

Ensuite, un pote m’a confié son camion de street food, dont il ne se servait pas. Je me suis mis à la restauration ambulante. Dans la semaine, je garais le camion devant le foyer Sonacotra. Et je vendais du mafé, du tiep et du yassa. C’est mon associé qui allait voir les daronnes africaines dans les cités pour leur acheter des plats préparés. Le week-end, je me garais en face de la cité et je vendais des crêpes et des cheese-burgers.

La petite voix te dit « faut du biff dans tes ches-po »… Un jour, j’ai piqué trois flacons de parfum dans un magasin. J’ai été con. Le patron m’a cramé et a appelé la police. Les flics m’ont mis en garde à vue. Le soir même, ils m’ont donné un arrêté d’expulsion avec interdiction du territoire de deux ans, et m’ont transféré en centre de rétention. Motif : « n’a pas demandé le renouvellement de son titre de séjour » — c’était faux — et « trouble à l’ordre public ». C’est un policier qui a signé l’arrêté d’expulsion et l’interdiction de séjour. C’est un policier qui m’a condamné à l’exil.

— Sur mon smartphone MC Jean Gab’1 : « La Marseillaise ». Tiens, Sarkozy apparaît sur la vidéo : « Vous en avez marre de cette bande de racailles ? On va vous en débarrasser ».

Mon recours a été jugé au tribunal administratif trois jours plus tard. Tu as deux jours pour constituer ton dossier et préparer ta défense. Le recours a été rejeté. En centre de rétention, tu as le droit d’avoir un portable mais sans la fonction vidéo. Ils ne veulent pas qu’on montre comment ça se passe à l’intérieur. Parce que c’est l’enfer.

Je ne pensais pas qu’ils pouvaient m’expulser. J’habitais en France depuis 15 ans. J’ai toujours été en situation régulière. Toute ma famille vit en France. Mes parents, mes sœurs et mon petit frère ont la nationalité française. Mon autre frère a comme moi une carte de séjour d’un an. Je suis né à Oran, j’ai quitté l’Algérie à l’âge de 7 ans avec ma famille. On a vécu 8 ans en Allemagne et 15 ans en France. J’étais retourné une seule fois en Algérie à l’âge de 16 ans pour les vacances. Chez moi, c’est Paname. Qu’est-ce que j’ai à voir avec l’Algérie ? Maintenant je me rends compte qu’ils m’ont piégé.

Je suis expulsé le 6 décembre 2012. Et me voici débarqué à Alger avec pour tout bagage mon portable. Le policier m’avait dit, si tu te tiens pas tranquille, on filera ton casier judiciaire à la police algérienne. Ce qui veut dire aller direct en prison à l’arrivée. Je me suis tenu tranquille.

— Je voulais te montrer des vidéos de mes vacances à Loret del mar. L’été 2012, après ma sortie de prison, mon pote Karim — c’est un Kurde — m’a dit viens avec moi, t’as besoin de prendre l’air, on va partir en vacances. J’ai dit OK. On est partis comme ça, on est descendus vers le sud, on a atterri à Loret del mar. C’était de la balle. La liberté après la prison. La plage, les filles, les boîtes de nuit. On a fait des vidéos avec nos portables. Je voudrais te les montrer. J’avais un iphone à l’époque, mais je l’ai perdu.

Sur internet, je recherche sur googlemap, Tremblay. Je me balade dans les rues avec le street view pour retrouver l’adresse de Karim. Je cherche dans les pages jaunes. Je trouve un numéro, j’appelle. Karim m’a filé son facebook, il a retrouvé quelques vidéos et me les a envoyées. Le tout sur mon smartphone.

Ce smartphone, c’est mon frère qui me l’a donné quand il est venu me voir en Algérie. Après mon expulsion, j’ai atterri chez les parents de ma mère près d’Oran, que je n’avais vus qu’une fois. Mais je ne m’entends pas avec eux, je n’ai rien de commun avec eux.

Quand t’es seul dans un endroit qui n’est pas chez toi, le smartphone, c’est ton seul moyen de te tenir au courant de ce qui se passe chez toi. C’est ce qui te relie à ta famille, à tes amis, de l’autre côté. Y a le téléphone, y a skype, y a facebook, y a internet. Y a la musique, y a les vidéos, y a les infos. Sur le smartphone, tu peux suivre l’actualité en France, à Paname, dans le monde. Quand t’es exilé dans un trou perdu c’est ta seule fenêtre sur le monde. Comme en prison.

Les attentats de Charlie Hebdo, je les ai suivis à partir d’internet. Ceux du 13 novembre aussi. J’ai passé des jours et des jours, des semaines même, à chercher toutes les infos, mater toutes les vidéos que j’ai pu trouver. Je restais fixé là-dessus, je pouvais pas m’en détacher. Comme une obsession. Le JT de France 2, itélé, BFMTV, le petit journal de Canal+, le Parisien, les vidéos sur Youtube, je regardais en boucle, en continu.

— Regarde la vidéo de L’Antidote La famille : « Je suis sali ». Il a raison. Ils nous ont sali, ces bâtards.

Ils ont le même profil que moi : c’est tous des gars de cité, des rebeus, qui ont fait de la prison. C’est la merde.

Et maintenant les racistes vont se déchaîner.

— Sur mon smartphone, je regarde régulièrement les sites des racistes et des islamophobes. Ils se multiplient. Je regarde aussi les sites des antifa, les antifascistes.

J’ai de bonnes raisons de m’inquiéter de la progression du racisme en France. Quand on est arrivés en Allemagne, avec mes parents, on a été placés dans un foyer pour étrangers. Un jour quand j’avais 8 ans, le foyer a été attaqué par des néonazis. Mon père nous a protégés en verrouillant la porte et en entassant des meubles derrière. J’entendais les bruits des coups de l’autre côté. J’ai vu une flaque de sang sous le seuil de notre porte.

En 2007, c’est un skinhead qui m’a envoyé en prison. Je marchais tranquille, je suis passé devant un crâne rasé. Il m’a agressé au couteau. Je l’ai désarmé, je l’ai fait tomber, et je lui ai balafré le visage. Les flics m’ont arrêté à la station de RER, j’avais du sang sur moi. Mon avocat a réussi à faire passer l’affaire en correctionnelle. Il n’y avait pas de témoin. Le juge m’a condamné à quatre ans de prison. C’était de la légitime défense, merde ! Il voulait faire quoi, le raciste, avec son couteau ?

— Ecoute la vidéo de ce gars sur Youtube après les attentats de novembre : Bonjour tristesse. Wallah, je suis d’accord avec lui. C’est la vérité ce qu’il dit.

L’état d’urgence, les perquisitions, les assignations à résidence : certains s’inquiètent du danger que ça fait peser sur les libertés. Ils ont raison. Mais ils ne disent pas que c’est ciblé sur les rebeus et sur les cités. C’est très grave ce qui se passe.

Sur mon smartphone, je suis aussi la crise des réfugiés en Europe. Les frontières se ferment toutes les unes après les autres. J’ai fait deux fois une demande de visa pour la France, deux refus. J’ai demandé un visa pour l’Espagne, refusé. J’ai voulu partir à Istanbul, mais j’ai été refoulé à mon arrivée à l’aéroport. Juste comme ça, ma gueule ne leur a pas plu. Je suis resté 24h bloqué dans la zone internationale de l’aéroport, avec des Africains et des Syriens qui avaient de faux papiers. Ils étaient là depuis des mois, avec leur smartphone… J’étais le seul avec un passeport et un visa en règle. Je sais même pas pourquoi on m’a refoulé. Délit de sale gueule généralisé.

L’Algérie c’est comme une prison à ciel ouvert. Tu as un passeport biométrique, mais il ne vaut rien, il ne sert à rien. Tu es enfermé, tu ne peux pas sortir.

Paname me manque. J’aimais traîner du côté du pont des Arts, c’est mon coin préféré à Paname. Tremblay me manque, ma famille me manque. Qu’est-ce que je fais ici ? C’est pas chez moi. Y a rien à faire en Algérie. Je veux rentrer chez moi à Paname.

Laurent Bazin & Mohamed Djibril

 

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