Les doigts brulés.

Sylvain George (c)
15 octobre 2007, Calais. Je suis de nouveau sur les lieux, pour la dixième fois. Toutes les personnes que j’ai pu côtoyer ces derniers mois sont parties. Toutes à l’exception de Temesghen, que je connais depuis maintenant cinq mois, et qui n’arrive pas à partir. Il est coincé, en transit, à Calais. Je le vois fatigué, les épaules un peu plus voutées, les chaussures un peu plus traînantes sans que pourtant cela n’ait à voir avec cette espèce de nonchalance qui est la sienne habituellement. Je le vois arriver au loin, avec, toujours, ce sentiment de colère qui lui marque le visage tel une cicatrice. Un visage très fin, très enfantin. Un visage qui est aussi envahi par la peur. Tous sont passés en Angleterre, certains sont repartis en Italie, quelques uns en Suède, en Suisse… sauf lui, qui est encore là, dans cette ville du nord.
Près de la Cabina, lieu où les repas sont distribués à midi, le terrain ressemble à un champ de mines. Il témoigne de ce que l’Histoire retiendra à jamais, il témoigne de ce que le monde dans son entier sait déjà : un terrain de vieux goudron, traversé par des rails de fer qui se perdent dans les herbes folles, le sol jonché de clous, comme un tapis de fakir, une armure de mauvais rêves, le sol martyrisé, strié, cabossé ; des vêtements qui traînent, et s’empilent et s’entassent et pourrissent ; une rigole d’eau saumâtre dans un contrefort de béton, près de l’unique point d’eau, et dans laquelle croupissent de vieilles chaussures, cannettes de bières, vieux rasoirs, brosses à dents, tubes de dentifrices, cadavres de rats, restes de repas que se disputent incessamment les mouettes, avec des cris de damnées.
Le soleil brille, le ciel est bleu, bleu-non fuyant. Ce ciel procurerait un sentiment de quiétude s’il n’y avait une masse sombre à cet endroit très précis, un trou noir et béant, découpé, tranché violemment dans le bleu azur. Cette ombre tutélaire, c’est le beffroi de la mairie de Calais. Et sous l’autorité de cette figure du centre, à la périphérie des regards, des foyers partout. Des feux.
C’est le camp de l’Afrique, des Erythréens, quelques Ghanéens, Camerounais… Tous sont regroupés autour des feux. Il fait froid. J’imagine que, naturellement, les foyers sont là pour dispenser un minimum de chaleur. Je m’approche doucement car beaucoup des personnes présentes viennent d’arriver. Nous ne nous connaissons pas et la caméra, que je porte serrée contre moi, attire des regards de méfiance, des regards anxieux. Ma présence est tolérée cependant et on ne me demande pas de partir. Parmi les personnes nouvelles, d’autres présentes depuis bien plus longtemps me reconnaissent très vite, et me saluent amicalement. Je peux rester là, avec elles, autour des feux, à partager un peu de cette chaleur bienvenue. Mais très vite, dans les feux, je vois des sortes de tiges de fer. Plusieurs tiges de fer, chacune composée de deux autres tiges de fer entrelacées, tressées, et longues d’environ vingt centimètres. L’extrémité de chacune de ces tiges est plongée dans les braises. De temps à autre, à tour de rôle, une des personnes présentes plonge un peu plus profondément une des barres de fer dans les foyers ; une autre encore la retire prestement de son fourreau de braise comme si elle vérifiait quelque chose. A l’extrémité de ces tiges, un clou, une vis, un morceau de métal sont solidement ficelés, brûlants, chauffés à blanc… et le rouge du métal s’allie alors au blanc de quelques nuages, pauvrement accrochés sur un fond bleu.
Et puis, se passant tour à tour ces instruments, je vois les personnes autour de moi, tour à tour, glisser à petits coups rapides, à intervalles réguliers, leurs doigts sur le fer, sur les vis, gris à froid, colorés à l’instant. Je vois les striures de la vis apparaître peu à peu sur les doigts, marquer les doigts, tatouer les doigts de petites rainures blanches, horizontales ou verticales. A cet endroit la peau, autrefois couleur de cuivre, devient soudainement plus claire et montre une multitude de codes barres sur la surface des doigts, la paume de la main. Une odeur de chair brûlée monte en colonne. De temps à autre, le geste devient plus rapide, vif, brusque, afin d’arracher à la douleur le doigt resté trop longtemps sur le fer. La morsure est alors plus profonde, de la peau reste parfois collée… « What can we do ? what can we do ? », « Europa, Europa », « We are suffering ! ». Plus tard, des mois après, je verrais des femmes, accroupies elles-aussi autour des feux, procéder à la même opération, doucement, patiemment, avec parfois, mais très rarement, une légère grimace sur le visage ; et puis des enfants aussi, voulant imiter les grands, voulant lier leur sort à celui des grands.
Le système Eurodac en Europe est un fichier qui recense les empreintes digitales de l’ensemble des migrants. A celui dont les empreintes ont été prises dans tel ou tel pays de l’Union Européenne, il ne sera alors plus possible d’aller nulle part ailleurs. Il ne lui sera plus possible de demander l’asile dans un pays de l’Union, autre que celui où les empreintes ont été prises. Se brûler les empreintes digitales, opération à renouveler tous les trois jours, devient une des tâches quotidiennes à accomplir pour celui qui veut gagner l’Angleterre.
Quelques heures plus tard, sur les rails, juste après le pont, je recroise Temesghen en compagnie d’un de ses amis que je ne connais pas encore. Celui-ci est vêtu d’un anorak beige, d’un bonnet bleu, d’un pantalon en toile sombre. Un visage fin, une petite barbe noir, des yeux vifs, perçant, rieurs, une trentaine d’années. Il tient un rasoir dans sa main, un petit rasoir jetable en plastique bleu. Il me regarde en souriant tout en poursuivant son activité. Je le vois en effet esquisser des petits gestes très rapides sur ses doigts. Je le vois se couper, à petits coups extrêmement rapides, la peau des doigts, à l’endroit exact des empreintes digitales. De temps à autres, le mouvement est plus ralenti, et le rasoir tourne lentement en un demi-cercle sur le doigt, de façon à ce que la lame accroche et pénètre plus profondément la chair et prélève un copeau de peau qui sera lui aussi alors très vite chassé d’un vif mouvement de poignet si d’aventure il venait se loger entre les lames. Le rasoir virevolte allègrement, et le miroitement de la lumière sur le métal forme de multiples éclairs qui éclaboussent mon visage médusé.
Temesghen me dit très vite, « Yes, we are survivors in this place », et il me montre alors ses mains. Je n’avais jamais prêté attention à celles-ci, ou plus précisément, je n’avais jamais prêté attention au bout de ses doigts. Et j’aperçois alors très vite une crevasse, un gouffre, sur un doigt. La chair est à vif, à la fois rouge et blanchâtre. Une plaie provoquée par une cigarette qui s’est trop longtemps attardée. Plus tard, des mois après, j’apprendrais par Ashak, le Ghanéen, que l’on peut aussi utiliser l’acide des batteries usagées. Le processus est alors irréversible et encore plus douloureux. Cela fait mal, très mal. Mais c’est très efficace : les empreintes digitales sont définitivement effacées, tandis qu’avec le fer dans le feu, il faut répéter l’opération tous les deux jours. Pour les autres personnes migrantes, une fois en Angleterre, il s’agira aussi de procéder définitivement à l’effacement des empreintes, mais en ayant recours à une méthode plus commune : elles feront appel à un médecin dont tout le monde s’échange l’adresse. Il est cher, extrêmement cher, mais il est très bon, et son expérience en la matière sans pareil. Avec lui, c’est sûr, la vie pourra commencer, la vie nouvelle. Brûler son corps, son identité… il ne s’agit plus d’une simple image. Il ne s’agit plus d’une simple métaphore lorsque l’on dit que les politiques de l’immigration marquent au fer rouge les étrangers, brûlent les corps, les identités, brûlent le simple fait d’être là, la vie nue. Et pourtant, quelle rage et quelle joie que de voir ces lignes de fuite définies, vaille que vaille, dans l’espace et le temps, grâce à l’invention de contre-dispositifs faits de bric et de broc ; des lignes de fuite tracées, dessinées à même la peau, dans la peau, grâce à la création d’armes miraculeuses. La liberté est plurielle, prend différentes formes. Ici, elle est tatouée.
Bleu-nuit. Il fait presque nuit en cette saison à cette heure de la journée, 17H30. Temesghen remet ses mains dans les poches de son blouson qu’il ne quitte jamais, me dit en souriant qu’il va aller se reposer un peu, et me propose de me retrouver un peu plus tard près du phare. « Farewell », adieu. Je vois peu à peu Temesghen et son ami John disparaître dans le noir de la rue qui mène à l’ancienne usine désaffectée qu’occupent les africains. Temesghen, dont le prénom signifie : « Merci à Dieu ».
Ashak dira, lui qui me donna l’autorisation de filmer ses doigts en train de brûler : « Fucking Europe ».
Sylvain George

Sylvain George (c) Qu’ils reposent en révolte (2010)