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La valise de Danilo Kiš.

Les souvenirs objectivés : l’écriture fossile.

 

Danilo Kis

Danilo Kis, yougoslavian writer in exile in Paris. Copyright Ulf Andersen

La valise qui renferme les objets rescapés, seul patrimoine de l’enfance de Danilo Kiš, est un pauvre et triste bagage qui l’a accompagné durant son errance sans fin et qui a survécu au déluge «solitaire et vide, comme un cercueil». Ces objets sont les «tristes restes de [son] père», «ses cendres» qu’il y a entreposées comme dans une  «urne». Tels des fragments rassemblés, les objets ainsi déposés dans cette valise-tombeau forment le corps meurtri de son enfance et le cénotaphe de son père disparu à Auschwitz. Les documents, semblables à des feuilles d’arbre vertes lorsqu’ils y furent déposés, ont jauni avec le temps et le malheur et ont pris l’aspect des feuilles mortes. Ces archives familiales triées dans l’urgence, avant le départ précipité, selon des critères propres à Kiš enfant, dont la pertinence se révèle à lui une fois adulte «– justes, je m’en rends compte aujourd’hui –», ces rares documents, ce maigre héritage, seront la source de sa production littéraire, de son témoignage, de son écriture fossile.

Qu’est-ce qui me poussa à cacher ces archives prodigieuses au fond de notre valise, à l’insu de ma mère ? La conscience précoce, sans doute, que ce serait le seul patrimoine de mon enfance, la seule preuve matérielle que j’avais un jour existé et que mon père avait existé. Car sans tout cela, sans ces papiers et ces photographies, je serais sans doute convaincu aujourd’hui que rien de tout cela n’a été, que c’est une histoire inventée après coup, rêvée, et que je me suis racontée pour me consoler. L’image de mon père serait effacée de ma mémoire, comme tant d’autres, et en tendant la main, je ne saisirais que le vide. Je croirais avoir rêvé[1].

Contraint de fuir sans fin le danger, de changer de lieux, d’abandonner derrière lui les êtres et les objets, l’enfant Kiš développera une acuité sensorielle hors‑norme : une hypersensibilité maladive. Tout comme il sauvera les objets à la hâte et in extremis pour les déposer dans la valise‑tombeau, de même ses sens capteront instantanément, comme au vol, chaque segment de la réalité qui l’entoure pour en faire immédiatement un souvenir, ayant l’intuition qu’il devra ensuite, lorsqu’il sera adulte, y revenir pour tenter de comprendre ce qui alors ne se laissait pas saisir. Le fait présent à peine vécu devient souvenir, c’est‑à‑dire fait passé qui devra être conservé pour le futur de la remémoration.

Si les objets jaunissent et se décomposent, la mémoire est sélective et oublieuse ; les souvenirs se perdent menaçant les êtres d’inexistence, de disparition, de vide. Aussi, comme dans les récits de la Bible, lecture favorite de Kiš enfant, les souvenirs devront se figer et devenir « des instants congelés, pétrifiés, de la longue histoire de l’homme, des fossiles conservés après tous les cataclysmes » afin, qu’une fois adulte, une fois le danger passé et la maturité acquise, il puisse y puiser la substance de son existence pour faire de cette existence une réalité.

La congélation ou la pétrification des souvenirs transforme ces souvenirs en objets. D’une matière subjective et immatérielle, les souvenirs prennent une forme matérielle et par conséquent objective car objectivés ; souvenirs objectivés dans l’objectif d’une écriture future. La pétrification ou la congélation est une métaphore pour désigner l’écriture, la littérature, qui fige les souvenirs en des mots que l’on peut voir, lire, qui sont accessibles à tous et demeurent à jamais, tels des fossiles.

La valise, tel un congélateur, sert à enfermer, mettre à l’abri et porter avec soi les objets afin qu’ils ne se perdent pas, afin que l’on puisse les retrouver à tout instant, malgré des déplacements incessants. La valise se remplit et se vide tel un sablier inscrivant le mouvement de va‑et‑vient devenu expression de la vie yoyoisée de Kiš.

Dans sa prime enfance, l’enfant ne peut pas d’emblée conceptualiser. Il imprime d’abord en son esprit le vécu sous forme d’images qui non seulement revêtent des contours imprécis mais ne sont pas nommées, ni véritablement liées entre elles. Syncrétique, sa perception est aussi fragmentée. S’il y a un lien entre les choses, les objets, il ne vaut que pour l’instant vécu. Seul l’instant crée les images et les associations. C’est pourquoi l’enfant utilise l’énumération pour narrer.

Cette perception à laquelle manque le concept correspond aux esquisses dans un bloc‑notes dont parle Kiš pour définir sa trilogie. Ainsi, livrées à l’état brut et inachevées, ces images fragmentées, déliées, forment les prémices de la perception et du souvenir. Elles inscrivent la première étape de son développement, une étape « certes en couleurs », dit‑il avec réticence. Ce caractère fragmenté sera accentué par les voyages incessants et les déménagements de la famille. Nous comprenons que les premiers souvenirs sont heureux bien que les chagrins furent précoces [1970, trad. 1984] faisant de lui un « enfant au cœur triste ». Dès Jardin, cendre [1965, trad. 1971] le dessin est exécuté au graphite et le noir devient l’unique couleur. Puis, Sablier [1972, trad. 1982], recouvre les esquisses et le dessin de couleurs épaisses, pâteuses et sombres et, tel un palimpseste, fait disparaître la couche inférieure et lui fait perdre son sens. Nous savons que le père va disparaître vers la fin du roman Jardin, cendre. En disparaissant, le père fait perdre tout sens au récit, brouille les sens de l’enfant et enveloppe tout d’une épaisse obscurité, d’un brouillard irréel.

Le récit de l’enfance est le récit d’un bouleversement irréversible et d’une perte incommensurable. Avec l’événement génocidaire et la disparition de son père, Kiš fait l’expérience de la coupure radicale qui scinde sa vie en deux, comme elle a scindé celle de son père, en un avant et un après ; ainsi que son identité qui devient un « moi divisé pitoyable » en deux mois : le moi familier et le moi étranger, son « moi‑non‑moi ». En ce basculement dans l’après, la vie bascule sans retour du banal à l’inédit, de l’ordinaire à l’extraordinaire, du réel au réel‑non‑réel. La coupure l’exposant pour toujours à l’inconnu altère ses sens.

De même qu’il y a un avant et un après dans la vie de Kiš, de même les souvenirs d’avant se distinguent des souvenirs d’après. Dans la trilogie, seuls les souvenirs liés à l’avant ont encore du sens et une certaine chronologie, mais, dès qu’advient l’événement, dès que le père disparaît, le sens se perd et tout est sens dessus dessous ; alors advient le règne de l’hypothèse (procédé littéraire utilisé, en particulier dans Sablier), du doute, de l’incertain.

À fouiller ainsi parmi les vieilles cartes postales, comme je le fais aujourd’hui – comprenez‑moi bien – je me rends compte que tout s’est soudain emmêlé, embrouillé. Dès l’instant où la figure géniale de mon père a disparu de ce récit, de ce roman, tout s’est éparpillé, tout s’est disloqué. Sa puissante présence, son autorité et même son nom, ses fameux réquisitoires suffisaient à maintenir dans un cadre solide la trame du récit, de ce récit où les fruits pourrissent lentement, foulés aux pieds, écrasés par la pression du souvenir, alourdis par leurs sucs et par le soleil. Maintenant, les cercles de la cuve se sont rompus. Le vin du récit, l’âme des fruits, s’est répandu, et nul diable ne pourrait le remettre dans une outre, l’enfermer en un récit, le verser dans une coupe de cristal. Ô, ce liquide d’or vermeil, ce conte, cette vapeur d’alcool, ô destin ! Je ne veux pas blasphémer, je ne veux pas me plaindre de la vie. Je vais donc faire un tas de toutes ces cartes postales, de cette époque pleine d’un éclat désuet et de romantisme. Je mêlerai mes cartes et puis j’en ferai une patience pour les lecteurs qui aiment les patiences et l’ivresse, qui aiment les couleurs chaudes et le vertige.

L’œuvre est entièrement consacrée à l’absence : absence de père, absence de lien paternel, et le père dans des états d’absence finit par disparaître dans une absence définitive. Une absence si présente qu’elle efface les présents, le passé et le présent. Une œuvre tournée vers le futur dans l’expectative de la future présence, allant jusqu’à faire revivre le père dans l’illusion ou l’hypothèse de présence, d’où un futur sans avenir et une présence toujours à venir. Une absence au temps et à l’espace qui provoque un dérèglement temporel et spatial. Dérèglement des sens dû à l’absence. Absence de sens et de compréhension. Absence de conscience chez l’enfant. L’absence abstrait, faisant du réel un réel‑non‑réel. Par le procédé de la congélation, il s’agit de sortir de l’abstraction pour faire être le père (« sam » signifie « seul » et aussi la première personne du singulier du verbe « être ») et rendre réelle la réalité étrangéisée.

Kiš enfant n’est pas un écolier ordinaire. Le livret scolaire de couleur verte, comme les feuilles des arbres, précisera‑t‑il, a une page arrachée, la signature de sa mère contrefaite par sa sœur, un trait noir sous le nom du père qui « vers la fin, monte et se brise » et dans lequel l’enfant voit la synthèse de la vie de son père : « Dans cette seule et unique courbe, inquiète et dentelée, avec de rares douces sinuosités, complètement neurasthénique et brisée à sa fin, on lit la ligne de mon père, son pas chancelant et sa chute, son râle : cardiogramme frénétique, écriture de son cœur », et surtout des rubriques vides « remplies à l’encre invisible par l’imagination de l’enfant ». Une autre absence encore, laquelle est le manque. Dans ces lignes de Chagrins précoces, on lit la douleur de l’enfant de ne pas avoir vraiment connu, comme les enfants normaux, l’école. Derrière ces rubriques vides, ces questions restées sans réponses, se dessine une vie sans rubriques. Pour répondre à ces questions simples et laconiques, il aurait fallu que sa vie soit simple et banale. Or ce monde normal, lui est « inaccessible [et] inconnu ». Dans ces questions sans réponses « est semée la graine de la nostalgie du savoir, le regret amer, la graine des rêves secrets et des ambitions enfantines ». Son père puis sa mère ont semé une autre graine, celle de la mort qui prive l’enfant de son évolution normale et de l’accès normal au savoir puisque la mort, telle une ombre épaisse, brouille et enchaîne l’esprit. Comment lutter contre cette mort qui vous guette tapie dans votre propre corps ?

L’étoile, guide paternel, métaphore de l’appartenance au peuple juif et de l’étoile jaune, ne peut dorénavant mener que vers une « voie désaffectée » qui tue « les dernières illusions de fuite », tandis que tout ce qui se rapporte à la mère (les mains – véritable métier à tricoter, la machine singer, etc.) devient mobile afin de remplacer le père et trouver une issue de secours. Mais, c’est principalement l’écriture, la fiction, qui représentera le mouvement et la victoire sur la mort et le temps. Bien que cette écriture fossile soit exclusivement tournée vers la mort et le témoignage du temps passé, elle permet de « jouer » avec cette mort, voire de jouer avec le temps, en la projetant dans le futur.

Si l’on ne peut répéter les événements avant qu’ils ne se produisent, si le souvenir peut trahir lorsqu’il est imprimé sans compréhension, s’il est impossible de hiérarchiser cette masse de souvenirs, reste alors la congélation des souvenirs et leur matérialisation dans l’œuvre fictionnelle. En congelant les souvenirs, il est possible d’y revenir, une fois la maturité acquise, comme une valise que l’on ferme dans la précipitation sangle au dehors et que l’on ouvre en veillant à ne perdre rien des précieux objets. Leur décongélation lente n’est que leur transvasement dans l’écriture afin qu’ils s’y immortalisent et servent de témoins des temps passés. À la manière du sablier, la matière enfermée s’écoule lentement d’une partie à l’autre et inversement en un mouvement de yo‑yo. Le souvenir congelé se déverse dans l’écriture et l’écriture se reverse dans la réalité comme témoignage.

Frosa Pejoska

[1] Danilo Kiš, Le cirque de famille, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech et Jean Descat, Éd. L’imaginaire Gallimard, Paris, 1989. [Toutes les citations sont tirées de cette œuvre qui regroupe la trilogie : Chagrins précoces, Jardin, cendre, Sablier. Publiées séparément d’abord, ces trois œuvres furent ensuite reprises par D. Kiš sous le titre Le cirque de famille, comme une œuvre unique.]

 

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