La soupière.
Un escalier aux marches ébréchées, à peine éclairé par de rares ampoules nues. Au dernier étage des pas étouffés en réponse au grelot maigrelet de la sonnette – deux coups pour Alexandre Ya.
La porte s’entrouvre. Dans la pénombre grise du couloir un homme petit, chauve – comme en pointillé. Le voilà d’ailleurs qui s’efface. Il nous a à peine regardés. Nous le précédons, mal assurés, dans un corridor encombré d’armoires hétéroclites, de vélos, de luges et de bottes. Il nous pousse dans une pièce assez vaste. L’abat-jour, orné de perles, jette sur la nappe de la table un lacis de couleurs. Nous nous asseyons. Alexandre (Sacha) disparaît. Il a sa gazinière dans la cuisine commune.
C’est Lydia, sa sœur aînée, qui nous a amenés chez lui.
Nous mesurons mal les craintes qu’il leur a fallu surmonter pour oser accueillir dans l’appartement qu’il partage avec quelques familles pas forcément bienveillantes mais, cela va sans dire, curieuses, ces « petits cousins » venus de France.
Nous prenons le thé : fromage coupé en lamelles, rondelles de saucisson, pain noir, confiture d’airelles, et comme pour marquer la solennité de la rencontre, la tarte Napoléon encore emballée dans sa boîte en carton.
La conversation piétine.
Mon père et son cousin Sacha avaient une quinzaine d’années lorsqu’ils se sont vus pour la dernière fois. Ils en ont un peu plus de soixante-cinq aujourd’hui.
J’essaie laborieusement de raconter l’exil, les pays traversés, les études à Prague, le sanatorium, le Midi enfin. Sacha, pour sa part, semble ne pouvoir parler que de sa femme, qui a été toute sa vie et qui est morte récemment…
Les murs de la pièce sont couverts de paysages, forêts de bouleaux, rues de villages, images d’une nature simple. Des paravents cloisonnent l’espace, le coin chambre à coucher, le coin atelier. J’aperçois un bout de chevalet, une boîte de peinture, ouverte, un grand pot, fleuri de pinceaux.
Voilà un sujet qui nous rapproche. Sur le chevalet, un paysage d’hiver, une rivière gelée. Ce que j’avais pris pour un pot est en fait une soupière en faïence bleue, de forme baroque. Le regard de Sacha s’anime. Il saisit un chiffon, essuie la soupière, en tire les pinceaux par poignées. Une fois vide, il me la tend. « Tu la donneras à ton père. Il ne peut pas avoir oublié ».
Peu de choses sont dites au cours de cette première rencontre. J’apprendrai plus tard que la soupière est le seul objet provenant de la maison familiale en Crimée qui ait été conservé.
Elle a suivi Sacha pendant ses longues années d’errance, sa relégation en Asie Centrale, ses successifs déménagements qui lui ont permis à plusieurs reprises d’échapper à la prison. Des parents dans l’émigration, un beau-frère dans les camps, une sœur épouse d’un diplomate en poste à Moscou, plus de raisons qu’il n’en fallait pour qu’il soit considéré comme un élément asocial, un ennemi de l’intérieur.
Et la soupière, à son tour, a pris le chemin de l’exil. Tapie au fond d’une cantine, bourrée de chaussettes, elle n’a rien vu d’Istamboul dont, au début des années 20, mon grandpère avait arpenté les rues et traversé les ponts, ni Athènes…
L’heure est au déballage des objets comme des impressions. Je pose la soupière, décorée de branchages peuplés d’oiseaux, sur la table.
Saïani, en Crimée, au bord de la mer. Dans la grande maison, une partie de la famille qui a fui Petrograd ou Moscou est réunie. La Révolution a interrompu pour les plus jeunes le cours de leurs études, pour les adultes leurs carrières, leurs occupations habituelles.
Tous sont contraints de vivre à longueur d’année dans cette contrée qu’ils ne connaissaient jusque là que pendant les mois d’été.
Notre grand-père a été membre du Gouvernement Provisoire et vient depuis peu, et à contre-cœur, de s’embarquer avec trois de ses aînés sur l’un des derniers navires à évacuer l’armée défaite du Général Wrangel.
La terreur rouge règne.
Son beau-père veille sur le reste de sa famille. Pour ne pas quitter son domaine viticole, il a accepté d’en être nommé le président du sovkhoze qui y a été fondé.
La famine sévit. Il faut des miracles d’ingéniosité pour nourrir la quarantaine des membres de la famille qui s’est réfugiée là. Tous sont mis à contribution. Les plus petits ramassent des escargots, cherchent des poireaux sauvages, cueillent des mûres. Les plus grands se rendent dans les villages tatars de montagne et troquent contre un peu de nourriture de menus objets, tasses, cuillères en argent, vêtements. Quant aux plus habiles, ils rusent avec les gardes, et dans les criques dont ils connaissent la géographie de tout temps, s’essaient à pêcher. Les adultes qui l’ont pu travaillent à Simféropol et convertissent leurs maigres salaires en huile, en sucre, et parfois parviennent à emmener avec eux un tonneau de vin ou d’eau de vie, dérobés à la cave – puisque le domaine ne leur appartient plus.
Ce jour-là est exceptionnel. Une lourde barque est arrivée de nuit de Turquie. À son bord, quelques passagers. L’initiative de cette dangereuse excursion revient à N. Il a décidé de venir chercher Irina, la sœur aînée de mon père. La barque les attend, cachée dans une anfractuosité profonde de la Côte. Avertie, Irina a pu obtenir un congé à la bibliothèque de Simféropol où elle trie les livres des bibliothèques confisquées dans les villas abandonnées par leurs occupants.
Un grand repas se prépare. Tous sont là, vieux et jeunes, à la table de la véranda. On attend Volia, l’oncle sourd-muet qui a dû se rendre à Yalta pour les affaires du sovkhoze. L’angoisse, l’excitation nouent les ventres, rend les rires plus stridents.
Personne ne parle du départ imminent, et tous ne pensent qu’à ça. La chère est maigre, une soupe claire où nagent quelques herbes. Les adolescents assurent le service. De la véranda, on a une vue plongeante sur l’allée de cyprès qui mène au portail du domaine. tout au bout du chemin paraît Volia. Pourtant il était parti à cheval!
Il semble agité. Tous, dans la famille, connaissent le langage des sourds – les enfants aiment à l’utiliser entre eux. Qu’essaie-t-il de dire? Mais oui, c’est bien ça : « Nous sommes encerclés! ». De saisissement, Sacha lâche le battant de la porte qu’il tenait, pour que mon père puisse emporter à la cuisine une énorme pile d’assiettes en faïence bleue.
Tous se lèvent, dans un assourdissant fracas de vaisselle qui se brise.
Volia n’en finit pas de monter les marches de la véranda, talonné par deux gardes rouges, carabines au poing.
« Que personne ne sorte, vous êtes en état d’arrestation! »
À côté de la soupière, un panier plein de délicieuses pêches de vigne, d’abricots. Le chant des cigales ne parvient pas à couvrir pour moi le bruit des assiettes qui n’en finissent pas de se briser… Et le récit de mon père s’enrichit de nouveaux détails jusque-là enfouis dans les replis de sa mémoire…
Alexis Obolensky