Le nchkhark de ma mère.

(c) LDJV 2016
D’abord, il a fallu que je lui fasse prononcer le mot. Plusieurs fois avec insistance. Elle a répété à voix haute et avec panache les sons surgis du lointain passé, de cette jeunesse stambouliote dont témoignent les photos en noir et blanc. Je découvrais l’objet pour la première fois, sa forme en médaillon, sa blancheur opaque, son relief de motifs pieux, sa texture piquetée là granulaire ici, ses craquelures, les morceaux manquants. Le mot, lui, ne voulait pas se graver à mon écoute. Le signifié, une évidence – d’après elle. Le signifiant fluctuait, d’après moi. Les sons butaient contre les parois de mon crâne. Mon crâne semblait recouvert d’une passoire en émail. De l’objet pour arriver au mot. L’objet, une fois découvert dans son emballage original, puis délicatement soupesé entre nos différentes mains (celles de trois générations de femmes), devait produire non seulement du sens mais aussi, et surtout, une résonnance.
La visite-éclair en cet après-midi d’octobre 2016, à des milliers de kilomètres d’Istanbul – de Boliss, comme on disait autrefois – nous révèle, à ma fille et à moi, le nchkhark de ma mère. Une sainte hostie de farine et d’eau offerte par le prêtre au couple uni par le sacre du mariage. Le pain béni qui bénira leur vie. Elle ne se souvient plus de la date. C’était un dimanche de 1954. Forcément un dimanche. Car on célébrait les mariages le jour du seigneur et pas un autre jour. Qu’on se le dise. Et qu’on la préserve des rites païens. Elle ne se souvient pas non plus du lieu.
« L’église, Mama, le nom de l’église ? »
« Agh, mortza ! » (Oh là, j’ai oublié !)
Le nchkhark de ma mère. Une implosion de consonnes occlusives et un agrégat de sons rivés, ramassés : n–ch–kh–r–k, comme une forteresse médiévale. Des lettres et des sons à la place des briques. Et cette voyelle a, n’est-elle pas une figure faussement captive ? Isolée, escortée, elle n’en est pas moins le point d’ancrage de la mélodie, le pivot du crescendo. Avant le coda brusque, ce k qui referme et renferme tout. Pas d’échappée possible.
Le n de nuit, de Nacht, de night. Le ch de kicher (nuit) et de anouch (doux/douce). Le kh de khossel (parler). Le a de Ani, comme le prénom de ma mère, ou le a de arev (soleil). L’éternel recommencement. À peine détachées, les deux syllabes, nch et khark, aussitôt s’assemblent. Le mot est écho dans l’âtre d’une cheminée. Napperon de dentelle râpé par le vent. Chair ensanglantée sur du gravier. Course, fuite ou retour dans un jeu de divination. Hasard et destinée.
Le mot et l’objet ont fait tous les voyages. En train, voiture, autobus ou tramway. De l’église jusqu’au foyer des nouveaux mariés. D’Istanbul à Munich, de Stuttgart à Paris. De maison de banlieue en maison de banlieue. De l’autel de la bénédiction nuptiale à la desserte couleur de nacre d’un appartement en Île-de-France. Depuis ce dimanche en 1954, le nchkhark (elle insiste sur le k final) de ma mère l’accompagne. Dans le recoin du meuble, au fond du beau vase, celui qu’elle ne sortira que pour les grandes occasions en soulignant à chaque fois que dans l’exil les grandes occasions manquent nécessairement. Le nchkhark qu’elle a conservé dans la solitude de ses jours et dans le silence de ses nuits.
Cet après-midi-là, elle tient le nchkhark dans la paume de sa main. La main est ridée par les ans, les tâches ménagères, le travail de la couturière. Tête baissée, elle s’absorbe dans son nchkhark. De la croix arménienne jaillissent des épis de blé. Sur le pourtour, les initiales de Hissous (Jésus) et de Khristoss (Christ).
Elle s’adresse à sa petite-fille :
« C’est pour bonheur. Prêtre qui donner. Quand marier, tu comprends ? Pour bonheur. Voilà. Maison, famille, bonne santé. »
Puis elle s’adresse à moi :
« Nayyé, pinav tché avrivatz. Havadatzogh ellassné, assank michd guemenna. » (Regarde, ça ne s’est pas abîmé. Si tu as la foi, ça reste tel quel pour toujours.)
Le dimanche suivant, elle arrive triomphante. « Voskeperan ! Voskeperan ! »
C’était à l’Église Catholique de Surp Voskeperan bien sûr.
C’est là où elle a eu son nchkhark. Depuis, elle n’a capitulé devant aucune adversité. Pas même celle du temps qui l’offense.
Esther Heboyan