La photo de mon père.
Sur les photos, il avait toujours l’air embarrassé. Il posait avec beaucoup de sérieux. Cette photo de nous deux montrait une proximité physique que nous n’avions jamais eue. Au moment de la lui proposer, j’étais grisé par le champagne de la Saint-Sylvestre, je ne lui avais pas parlé de la soirée. Alors, comme cela, en passant, j’avais voulu m’arrêter et dire : Bonne Année papa. Quelques minutes plus tard, lors de ces vœux en série, perdu entre ses collègues et amis, peut-être m’embrasserait-il sans réaliser qu’il m’embrassait : je n’y pensais pas. Mais en m’asseyant près de lui, je voulais juste une photo. J’en avais prises avec d’autres, il avait été photographié avec d’autres, mais lui et moi devions provoquer le hasard qui nous avait rarement réunis sur un cliché.
Cette photo désormais dématérialisée du père n’est pas qu’une image, elle est la capture d’un moment qui dure, une aventure intermédiale, un voyage. Je la revois. Ce moment, je le revis maintenant que j’habite un lieu de l’absence qu’il n’a jamais connu. Cette photo. J’y replonge, là, pour trouver mes mots, et poursuivre, c’est un choc, cette montre qu’il porte au bras, c’est moi qui la lui avais offerte. C’est curieux, j’ai toujours eu le sentiment de n’avoir jamais rien fait pour lui : mais je me rappelle bien son plaisir quand en revenant du Canada, je lui avais offert cette Bulova. Il pouvait s’offrir n’importe quelle montre mais ne pensait jamais à son plaisir que s’il s’agissait de fumer une Benson ou boire une Guinness. Hors cela, il était la sobriété même et le détachement. Ces marques aujourd’hui encore restent associées dans mon esprit à l’image paternelle. Où que j’aille je les retrouve.
Le photographe, trois jours plus tard, nous avait apportés, encadrés, mon père et moi. Un tirage magnifique. Cette photo ! J’avais cassé le cadre, je voulais la toucher. On était beaux. Je nous aimais sur cette photo. Et je l’envoyai immédiatement à ma petite amie, qui vivait en Europe. Je voulais qu’elle voie de quelle beauté on était capables dans ma famille.
Quand grâce à une bourse d’études j’allai en Europe pour un séjour qui était supposé durer trois mois, papa et moi savions que je ne reviendrais pas. Pas avant longtemps. Auparavant, j’avais connu l’expérience du retour, de Québec à Yaoundé. J’avais eu toutes les peines du monde à repartir et c’était une souffrance d’entendre mon père répondre : il repart bientôt. Alors que ni lui ni moi ne savions l’issue de mes démarches. Il semblait se justifier de ma présence au pays. Avec cette occasion nouvelle, inespérée, il n’était pas question de répéter les mêmes erreurs : Non bis in idem. Partir c’est réussir, revenir c’est s’échouer. Comme si, après avoir traversé, on ne peut se perdre, se tromper, se noyer qu’en revenant. Le motif d’étudier était noble, mais un prétexte ; le projet de non-retour semblait une aventure, mais c’était un devoir. Mon père n’avait pas souvent prétendu à des honneurs, mais avoir un enfant au Canada lui conférait un statut qui m’interdisait de rester là, et si j’étais parti à nouveau de revenir comme ça. Sans le feu prométhéen. Sans les signes extérieurs d’une autonomie, d’une évolution et d’une survie réussies.
Je ne savais pas qu’il mourrait, ce n’était pas prévu.
Il aimait beaucoup cette photo, je crois qu’il y avait perçu l’amour que j’avais pour lui, moi qui me croyais indifférent, distant. Je me rappelle cette fois où, en passant au salon, j’avais entendu quelques morceaux de conversation. Ma mère qui disait que j’étais renfermé, « limite impoli » (ses mots) quand il y avait des étrangers à la maison. Et lui, dans la position inédite de mon avocat, riant aux éclats et commentant ma personnalité : « j’aime son indifférence douce ». Aujourd’hui, la distance est celle qui me sépare de ce temps-là, celle qui m’environne, je me dis que j’aime cette « indifférence douce » de mon lieu de vie. La différence de cette indifférence est qu’elle est moins choisie que subie. Je suis un étranger, le mot dans les formulaires en anglais est plus cruel pour le dire : je suis un alien. Je me sens des fois d’une autre planète, je me sens comme un handicapé, je désapprends tout, j’apprends des choses aussi inattendues que des cours sur la modification de mon accent. Il y a un tout cours pour cela ! Et on m’a prévenu, au cas où j’aurais eu l’accent récalcitrant : c’est un legal requirement, si je veux garder mon contrat, je dois décolorer ma voix.
Avant de partir du Cameroun, j’avais retrouvé l’adresse du photographe : cette photo me manquait déjà. Ayant rompu à distance avec ma petite amie, je ne voulais pas me faire oublier complètement d’elle, je voulais à travers mes photos rester dans sa vie, alors tant qu’elle ne me proposa pas de me les rendre, je ne les lui demandais pas.
Le cliché que le photographe me remit était d’un format traditionnel, c’est-à-dire qu’il pouvait tenir dans un livre de poche, ainsi le gardais-je à portée de main pendant des mois. La photo me servait de marque-pages. Elle était partout le prétexte de mon histoire : mon père. J’étais toujours prêt à en parler aux inconnus, à prouver, à expliquer, à embellir peut-être. A force, elle a fini par s’écorner, se parcheminer, vieillir.
Malgré mes efforts et l’argent investi dans la recherche du photographe, aucun des miens ne le retrouva. Pas sûr d’ailleurs qu’il aurait retrouvé des négatifs vieux de 15 ans. Je numérisais cet objet qui fut fétichisé dès sa publication dans les réseaux sociaux. La ressemblance, les mots gentils, les anecdotes, on plussoyait à qui mieux mieux. Virtuellement mon père était encore là, recréé à coups de millions de pixels… Oui, mais le tirage du photographe me manque, la sensation du toucher. Je peux aujourd’hui avec Photoshop restaurer les parties abîmées, je peux imprimer, mais il ne me semble pas que ce faisant j’atteigne à nouveau à l’excellence du premier tirage qui à l’instar de mon père me manque, après m’avoir tant inspiré. Cette photo a longtemps été la preuve de mon histoire, de notre amour, elle est désormais le symbole vaporeux de son absence. La distance, le froid, le regard, l’accent… Je ne veux pas être père comme mon père avait été père, tout comme je ne suis jamais arrivé à fumer parce que mon père fumait. Je ne veux pas remplacer mais restaurer. Je ne veux pas rentrer au pays parce que mon père considérait que la réussite, c’était d’être ici.
Cette photo, ce qu’il en reste. Le souvenir envahit tous mes manques, mes blancs, mes absences, quand demeure cette envie de casser les cadres, les écrans, qui me font ressentir sans jamais toucher. Je sais comment dire je t’aime, j’apprends encore à ressentir en anglais comme je le faisais déjà en français, à mettre pied à terre, à quitter la « rive d’arrivée » sans me noyer.
Éric Essono Tsimi